
Dans le 24Heures de ce jour, le journal donne la parole à Christophe Guilluy et titre «Si on ne va pas vers le peuple, le peuple ira vers le populisme». Les travaux de Guilluy suscitent néanmoins, et depuis plusieurs années, de fortes réserves de la part des chercheurs en sciences humaines et sociales, plus particulièrement ses généralisations abusives et sur sa vision d’une la classe moyenne occidentale au singulier. Contextualisation.
A Christophe Guilluy a d’abord publié «Fractures françaises» (Bourrin, 2010), puis «La France périphérique» (Flammarion, 2014): une expression qui s’est popularisée avec le mouvement des «gilets jaunes». Il vient de publier un nouvel essai, «No society».
On vous présente désormais comme le prophète du mouvement des «gilets jaunes». Il était prévisible?
Je dis depuis quinze ans que nous avons sous les yeux une fragilisation du socle de la classe moyenne sur des territoires bien précis que j’ai appelé «France périphérique». Et cela fait des décennies qu’on observe sur ces territoires une contestation sociale et politique. Le mouvement des «gilets jaunes» rappelle celui des «bonnets rouges», qui a concerné la Bretagne en 2013: il a eu lieu dans les mêmes territoires de petites villes, de villes moyennes, de zones rurales.
Les mouvements sociaux du passé permettent-ils de comprendre celui-ci?
Non, nous sommes en face d’un mouvement du XXIe siècle et inédit, qui se caractérise par une forte rupture entre le monde d’en haut et le monde d’en bas. Dans les mouvements sociaux classiques, ce lien existait. En revanche, les «gilets jaunes» surviennent dans ce moment où la rupture entre le haut et le bas marque l’épuisement d’un modèle qui n’est pas inopérant puisqu’il produit de la richesse, mais qui ne fait plus société: nous basculons dans l’«a-société». Le propre de ce mouvement, c’est l’idée qu’il n’a pas de représentants, ni politiques, ni syndicaux, ni même intellectuels. On est dans le choc entre deux mondes qui ne se comprennent plus, qui se tournent le dos.
Source : «Si on ne va pas vers le peuple, le peuple ira vers le populisme»
Pour mettre en perspective les travaux de Christophe Guilluy, et plus particulièrement « La France périphérique » (2014) qui a suscité de fortes réactions à gauche et sur lequel le monde de la recherche s’est déchaîné en accusant Guilluy de donner une représentation faussée et politique du territoire et, surtout, de ceux qui le peuplent, je vous invite à lire une très intéressante analyse parue sur Slate.fr au moment de sa parution : «La France périphérique» de Christophe Guilluy: la géographie est un sport de combat.
Le mouvement des « gilets jaunes » lui donnerait, quatre ans après, plutôt raison… au minimum conjoncturellement, plus particulièrement sur le fait que les radicalités sociales allaient venir de la périphérie. Mais cela marque-t-il pour autant la disparition des classes sociales avec la fusion des classes populaires et des classes moyennes qui formeraient le peuple laissé seul fasse aux élites ?
Ainsi, dans son nouveau livre, No Society, il décrirait ce phénomène de “disparition de la classe moyenne occidentale”. Anaïs Collet, sociologue à l’université de Strasbourg, rejette vigoureusement ce postulat
Il est impossible de parler sérieusement et de manière empiriquement fondée de “la classe moyenne occidentale”, au singulier. De fait, le livre de Guilluy ne comporte aucune définition claire et stable de ce que recouvre cette expression, qui sert avant tout à attirer lecteurs et commentateurs. La thèse formulée par l’auteur – de manière très impressionniste – est que les anciennes classes moyennes auraient subi un vaste décrochage et formeraient aujourd’hui le gros du bataillon des classes populaires. Cette thèse n’est pas vérifiée, du moins en France. Les professions intermédiaires – infirmiers, travailleurs sociaux, professeurs des écoles, personnels administratifs de catégorie B des collectivités locales, techniciens de l’industrie, des services commerciaux ou comptables des entreprises, etc. – sont loin d’avoir disparu : elles forment le cœur indiscutable des classes moyennes et représentent un quart de l’emploi, un chiffre en croissance. En outre, si la mobilité sociale n’a pas augmenté depuis les années 1980, elle n’a pas non plus diminué et ce sont précisément les enfants issus de ce groupe qui ont vu le plus progresser leurs chances d’ascension sociale. C’est pour les classes populaires que l’horizon s’est un peu assombri depuis le milieu des années 2000.
Par ailleurs, Christophe Guilluy est plus un pamphlétaire, qui plus est faisant partie de cette catégorie des élites (médiatiques) qu’il fustige, qu’un réel scientifique appliquant les règles du débat scientifique ainsi que le soulignait Aurélien Delpirou, géographe à l’Ecole d’urbanisme de Paris à occasion de la sortie de « No Society » :
« La réalité est que Christophe Guilluy a une connaissance très superficielle du champ académique et de ses productions. Les chercheurs et enseignants-chercheurs ne constituent en aucun cas un bloc homogène aux plans scientifique et politique, dont les théories et intérêts seraient convergents. Bien au contraire, le monde académique est traversé de nombreuses controverses, parfois très vives, mais dans le respect des règles du débat scientifique (qui s’appliquent partout dans le monde) : honnêteté et rigueur intellectuelles, validité empirique, confrontation des résultats. Par ailleurs, la question des effets de la mondialisation sur les sociétés et les territoires est au cœur des sciences sociales depuis presque trente ans, bien avant la publication des premiers ouvrages de Guilluy. Ainsi, en économie et en sociologie, la thèse de la « moyennisation » de la société (Henri Mendras) a été battue en brèche par de très nombreux travaux sur « le retour des classes sociales » (selon le titre d’un article fameux de Louis Chauvel paru en 2001), le creusement des inégalités à toutes les échelles (d’Edmond Préteceille à Thomas Piketty), les nouveaux « ouvriers après la classe ouvrière » (Stéphane Beaud et Michel Pialoux). En géographie, Guilluy s’attribue des notions forgées et diffusées dès le début des années 1990 par des universitaires, comme le « périurbain subi » (Martine Berger, Lionel Rougé) ; par ailleurs, de très nombreux travaux, thèses, mémoires ont documenté les effets de la désindustrialisation sur les petites villes et les territoires ruraux, la fragilisation des villes moyennes, le « décrochage » de certaines campagnes. »
Pour ces chercheurs, derrière le peuple, nous assisterions d’abord et avant tout au retour des classes sociales.
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