
Il est parfois des hasards qui sont comme des signes prémonitoires. Il y a quelque temps, je publiais un billet à propos des mesures d’internements administratifs en Suisse jusqu’à une époque récente. Désormais le Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) leurs consacre un intéressant dossier que je signalais. Et voilà que ce mardi 2 avril, par un pur hasard, je m’y trouvais confronté à Riggisberg où roadtrip, moto et histoire font bon ménage.
Profitant de la pause pascale, j’ai organisé ce mardi-là une petite virée à moto en suivant mon inspiration. J’ai fixé une destination sur mon GPS et mon choix s’est porté sur la localité de Riggisberg dans le canton de Berne (Schwarzenburgerland).
Le temps était printanier, mais le vent soufflait et les températures conservaient une certaine fraîcheur à moins que ce soit une fraîcheur certaine.
Me laissant guider par mon GPS, histoire de découvrir de nouvelles variantes de parcours, j’ai été attiré en arrivant à Riggisberg par des constructions en hauteur à l’entrée de la localité. Des corps de bâtiments entouraient ce qui ressemblait à une maison forte ou un château. Je décidais de m’y rendre pour voir cet ensemble de plus près.

Effectivement, il s’agissait bien d’un château faisant face à une chapelle ou une église trônant sur une autres colline. En contrebas, le village de Riggisberg.
Les bâtiment autour du château (reconstruit) font parties de la Coopérative du Château de Riggisberg. Cette coopérative prend en charge des personnes souffrant de handicaps physiques ou mentaux. Anciennement, c’était l’asile des pauvres fondés en 1880. Comme le dit un panneau, dressé devant le château, la bienveillance n’a pas été toujours de mise.
C’est ainsi que sans le savoir, j’ai rejoins l’histoire des politiques coercitives mises en place en Suisse à l’égard des pauvres et des marginaux jusque dans les années 1980.
A part ce panneau et quelques informations lacunaires y figurant, rien ne témoigne ce passé. Au contraire, les lieux actuels baignent dans une toute autre atmosphère. Ces lieux sont devenus, me semble-t-il, ouverts et bienveillants. Il fait bon y faire une halte malgré le vent qui soufflait alors et de la fraîcheur de l’après-midi.
De retour à la maison en fin de journée, j’ai entrepris alors de faire quelques recherches plus approfondies sur l’histoire de l’asile des pauvres et de la commune de Riggisberg.
Je vous en partage mes résultats en commençant par la politique suisse à l’égard des pauvres du XVe au XXe siècles, puis en présentant l’histoire de l’asile des pauvres du Riggisberg (1880) jusqu’à sa situation actuelle.
Le tri des pauvres et leur criminalisation du XVe au XXe siècles en Suisse
La politique à l’égard des pauvres consiste dès le XVe siècle à trier les pauvres entre les « bons » (dignes) et les « mauvais » (indignes) pauvres. Concernant la deuxième catégorie, ils sont criminalisés.
Les « mauvais » pauvres sont alors placés dans des établissements fermés. Certains adultes tombés dans la pauvreté sont ainsi placés par décision administrative dans des établissements fermés et souvent astreints au travail. Cette pratique s’est maintenue jusque tard dans le XXe siècle.
Dès le début du XIXe siècle, qu’on appela «le siècle de l’asile», un processus de différenciation débuta qui se traduisit par la création d’une multitude d’établissements indépendants. Néanmoins, malgré ces tentatives de spécialisation en fonction notamment de l’âge, du sexe et des motifs d’hospitalisation, des individus très divers cohabitèrent au sein d’une même institution. Des personnes en situation de handicap furent parfois placées dans des établissements psychiatriques, des personnes internées administrativement emprisonnées avec des délinquantes et délinquants, des adolescentes et adolescents transférés dans des établissements pour adultes.
Cette diversité s’accrut encore dans les pénitenciers combinant exécution des peines et travail. Tel est le cas de Belchasse, établissement pénitentiaire multifonctionnel situé dans les communes de Mont-Vully (Sugiez) et Morat (Galmiz), créé en 1898 par le canton de Fribourg sous le nom de Colonie agricole du Grand-Marais. De 1920 à 1980, l’institution fut en outre destinée à l’internement administratif de centaines d’hommes et de femmes de différents cantons.
Dans un mouvement inverse, l’établissement d’Hindelbank, inauguré en 1866 par le canton de Berne dans un château construit en 1721–1725 par Jérôme d’Erlach, au sud de la commune de Hindelbank dans l’Emmental, servit d’abord d’hospice pour les pauvres (assistance) avant d’être transformé en 1896 en établissement de travail forcé (internement administratif), n’accueillant dès le début que des femmes. L’établissement intégrera en 1911 un pénitencier (prison). Hindelbank devint le plus grand établissement d’exécution des peines et mesures pour femmes en Suisse (Etablissement pénitentiaire de Hindelbank dès 2016).
Après 1945
Avec le développement des assurances sociales après-guerre et trois décennies de croissance économique, l’assistance commence à être représentée comme le « dernier filet » de la sécurité sociale, produisant l’image d’un État social si bien ficelé que personne ne serait laissé de côté.
La crise économique du milieu des années 1970 et les années de contestation sociale qui l’ont précédée conduisent à rediscuter les causes de la pauvreté. L’ancienne rhétorique des abus est actualisée afin de promouvoir la limitation des aides, l’augmentation des contrôles et la pression à l’intégration dans le monde du travail.
Bibliographie :
Alix Heiniger: “Bellechasse”, in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 20.02.2024. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/024751/2024–02–20/, consulté le 05.04.2024.
Kevin Heiniger: “Hindelbank (établissement)”, in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 19.02.2024, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/061127/2024–02–19/, consulté le 05.04.2024.
Histoire de la sécurité sociale – Pauvreté. Lien : https://www.histoiredelasecuritesociale.ch/risques/pauvrete/
Rolf Wolfensberger; Urs Germann: “Institutions de confinement”, in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 20.02.2024, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/016582/2024–02–20/, consulté le 05.04.2024.
L’asiles des pauvres de Riggisberg
La Coopérative du Château dispose d’un site web comprenant une partie retraçant en allemand son histoire (Webmuseum).
Au moment de l’installation de l’asile des pauvres (1880), la population de Riggisberg et des environs vivaient surtout de l’agriculture, de l’élevage et de l’industrie laitière. Le village abritait de petites industries (tanneries, forges), une auberge et trois foires annuelles (depuis 1872). Source : Riggisberg dans le DHS
La création de l’asile des pauvres (1880–1881)
Concernant la création de l’asile des pauvres, le site la présente de la manière suivante:
Les mauvaises récoltes, les guerres, la croissance démographique et l’industrialisation entraînent la pauvreté. Les cantons et les communes tentent de maîtriser la situation en créant des établissements pour les pauvres, les délinquants ou les fous.
À l’initiative du pasteur de Thurn, Otto Güder, décide le 3. Juin 1879, les bureaux de l’époque Berne-Land, Seftigen, Schwarzenburg et Konolfingen pour fonder un institut pour les pauvres pour le Mittelland bernois.
En 1880, les communes fondatrices de Robert Pigott peuvent acheter le château de Riggisberg avec 41 hectares de terres et 35 hectares de forêt. C’est ici que se trouvera le Mittelländische Armen-Verpflegungsanstalt Riggisberg.
Les hommes et les femmes dorment séparément dans de grands dortoirs. Qui peut travail pendant la journée dans les champs, dans la forêt, dans l’atelier de couture, la blanchisserie, dans la cuisine ou comme forgeron.
On y trouve aussi des personnes aveugles, muettes, boiteuses, souffrant d’épilepsie ou de dépendance à l’alcool ou mentalement handicapées. Celles-ci n’ont pas d’obligation de travail.
Le site propose également des témoignages vidéos de personnes ayant vécu notamment le travail avec les chevaux :
En 1890, moins de 10 ans après son ouverture, l’institution est surpeuplée et 457 personnes y sont internées.
Après la deuxième guerre mondiale,
Asile pour les malades physiques et mentaux la Mittelländische Verpflegungsanstalt Riggisberg devient de plus en plus un asile pour les malades physiques et mentaux. La raison d’entrée la plus fréquente est l’âge et la fragilité. On se rapproche ainsi de l’activité actuelle de la Coopérative. Mais le travail agricole subsiste.
Les grands changements suivant l’introduction de l’assurance invalidité (1960-….)
En 1960, l’assurance invalidité (IV) entre en vigueur en Suisse. Elle a pour but de protéger les personnes à mobilité réduite les personnes et les personnes handicapées de l’appauvrissement.
En 1962, le projet de transformation et de réaménagement complet de l’établissement commence.
En 1970, l’inauguration des nouveaux bâtiments a lieu. Les départements généraux précédents créent sept unités d’habitation pour 30 personnes chacune. Des chambres de 1 à 4 personnes disposent de l’eau courante.Chaque unité d’habitation comprend une salle à manger, un salon, une salle de bains et des pièces annexes.
L’établissement devient un foyer et reçoit le nom en 1968 de Mittelländisches Pflegeheim Riggisberg. Elle devient aussi une maison de retraite.
La politique relativement aux activités agricoles et horticoles changeront pour prendre un aspect thérapeutique (et non plus de travail).
Réorientation depuis les années 2000
Le principe d’autodétermination est adopté relativement aux résident·es.
Tous les êtres humains, y compris les habitants, sont égaux, ils ont droit à l’autodétermination. La maison est réorientée : c’est une résidence et une communauté de vie pour les adultes souffrant d’un handicap mental et/ou psychologique. Ici, ils reçoivent “l’aide à l’auto-assistance”.
En 2002, plus de 360 événements de loisirs ont lieu pour les résidents : lecture de la Bible, club de fitness, groupes de danse, chant, aquagym, Fyrabe-Träff ainsi que des vacances d’échange à domicile.
La nouvelle orientation se reflète en 2002 dans le nouveau nom Wohnheim Riggisberg.
En 2014–2016, les résidents bénéficient désormais d’un droit de vote et de participation au conseil des résidents.
À partir de 2017, l’institution s’appelle « Schlossgarten Riggisberg » et sa nouvelle devise est : «Begegnen. Bewegen. Leben» (Rencontrer. Bouger. Vivre).
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