
Difficile en ce débute d’année 2020 de passer à côté de l’ouvrage de Vanessa Springora, celui-ci décortique la relation entre l’auteure âgée alors de 14 ans et Gabriel Matznef âgé lui de 50 ans.
Au-delà du portrait d’un pédophile notoire, mais jamais véritablement inquiété, l’ouvrage met également en évidence la complaisance et la complicité d’une partie non négligeable du microcosme littéraire parisien.
L’ouvrage permet aussi et surtout d’entendre la voix d’une victime d’un pédophile et le long chemin à parcourir après une telle relation au niveau de toxicité maximal.
Merci à Vanessa Springora d’avoir eu ce courage. Son écriture chirurgicale permet au lecteur de saisir la mécanique culpabilisante et auto-destructrice dans laquelle les pédophiles plongent durablement, voire de manière indélébile, leurs victimes.
Les mécanismes de la domination exercée par le prédateur (l’ogre chez Vanessa Springora) sont aussi clairement décrits et décortiqués.
Au-delà de l’actualité et des réactions enfin bienvenues des milieux littéraires et de l’édition parisienne, ce livre mérite de se faire une place durable dans nos consciences et sur les étagères de nos librairies et bibliothèques. Vanessa Springora fait œuvre de salubrité publique.
Quelques extraits
Le moment de la rencontre où l’on découvre le prédateur ayant immédiatement identifié sa proie dès la première rencontre dans un dîner mondain :
« À table, il est assis à un angle de quarante-cinq degrés. Une prestance évidente. Bel homme, d’un âge indéterminé, malgré une calvitie complète, soigneusement entretenue et qui lui donne un air de bonze. Son regard ne cesse d’épier le moindre de mes gestes et quand j’ose enfin me tourner vers lui, il me sourit, de ce sourire que je confonds dès le premier instant avec un sourire paternel, parce que c’est un sourire d’homme et que de père, je n’en ai plus. À coups de belles reparties, de citations placées toujours à propos, l’homme qui, je le comprends rapidement, est écrivain, sait charmer son auditoire et connaît sur le bout des doigts les codes du dîner mondain. Chaque fois qu’il ouvre la bouche, les rires fusent de toutes parts, mais c’est toujours sur moi que s’attarde son regard, amusé, intrigant. Jamais aucun homme ne m’a regardée de cette façon. »
Le prédateur est déjà bien présent dès le premier soir lorsqu’il est raccompagné en voiture par la mère de V. :
« Dans la voiture, G. est assis à côté de moi, sur la banquette arrière. Quelque chose de magnétique circule entre nous. Son bras contre le mien, ses yeux posés sur moi, et ce sourire carnassier de grand fauve blond. Toute parole est superflue. »
A propos de la lettre ouverte publiée dans Le Monde en 1977 en faveur de la dépénalisation des relations sexuelles entre mineurs et adultes, intitulée « À propos d’un procès », et signée notamment par Barthes, Deleuze, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, André Glucksmann, Louis Aragon… :
« La pétition est également signée G.M. Il faudra attendre 2013 pour qu’il révèle en avoir été l’initiateur (il en est même le rédacteur), et n’avoir essuyé à l’époque que très peu de refus lors de sa quête de signatures (dont celles, notables, de Marguerite Duras, Hélène Cixous et… Michel Foucault, qui n’était pourtant pas le dernier à dénoncer toutes les formes de répression). »
L’implacable et terrible constat :
« À quatorze ans, on n’est pas censée être attendue par un homme de cinquante ans à la sortie de son collège, on n’est pas supposée vivre à l’hôtel avec lui, ni se retrouver dans son lit, sa verge dans la bouche à l’heure du goûter. »
Le début de la déprise de V. :
« G. est parti pour deux semaines faire sa cure de jouvence en Suisse. Il m’a laissé les clefs de la chambre d’hôtel et du studio du Luxembourg. Je pourrai y passer, si je le souhaite. Un soir, je finis par transgresser le tabou et décide de lire les livres interdits. D’une traite, comme une somnambule. Pendant deux jours, je ne mets pas le nez dehors. La pornographie de certains passages, à peine dissimulée sous le raffinement de la culture et la maîtrise du style, me donne des haut-le-cœur. »
Une relation placée sous l’angle du syndrome de Stockholm :
« le syndrome de Stockholm n’est pas qu’une rumeur. Pourquoi une adolescente de quatorze ans ne pourrait-elle aimer un monsieur de trente-six ans son aîné ? Cent fois, j’avais retourné cette question dans mon esprit. Sans voir qu’elle était mal posée, dès le départ. Ce n’est pas mon attirance à moi qu’il fallait interroger, mais la sienne. »
Un ogre et une violence sans nom :
« Chaque jour, grâce à moi, il assouvissait une passion réprouvée par la loi, et cette victoire, il la brandirait bientôt triomphalement dans un nouveau roman. »
Une emprise à vie, même après la déprise :
« Quand je crois être enfin libre, G. retrouve toujours ma trace, pour tenter de raviver son emprise. J’ai beau être adulte, dès qu’on prononce le nom de G. devant moi, je me fige et redeviens l’adolescente que j’étais au moment où je l’ai rencontré. J’aurai quatorze ans pour la vie. C’est écrit. »
Effectivement c’est lui le coupable. Adolescente amoureuse, jeune Lolita voir Boulgakov qui traitera du sujet comme si la trop jeune fille l’aurait attiré dans ses filets.