
Depuis le 24 janvier 2008, Lazare Ponticelli était le dernier poilu survivant de la Première Guerre mondiale. En effet, Louis de Cazenave, ancien combattant de la guerre 1914-1918, venait de décéder à l’âge de 110 ans. Un peu moins de 2 mois plus tard, Lazare Ponticelli rejoignait à 110 ans également ses camarades de tranchées et les 8,5 millions de Français ayant combattu en 1914-1918 (pour 1,4 millions de morts).
Dans l’intervalle, l’Etat français a réussi à faire revenir Lazare Ponticelli sur sa décision de ne pas être l’objet d’obséques solennelles de portée nationale, promise en 2005 par Jacques Chirac. Chose que Lazare Ponticelli avait refusée dans un premier temps, estimant que « ce serait un affront à ceux qui sont morts avant moi« . En définitive, Lazare Ponticelli l’a accepté à la condition que la cérémonie soit simple et sans tapage et qu’un hommage national soit rendu à l’ensemble des soldats pour célébrer la mémoire cette fois de tous les morts, hommes et femmes. Son décès marque donc la disparition du dernier témoin-combattant et, par là-même, fait basculer définitivement le Premier Conflit Mondial du côté de l’histoire soit ce temps où les témoins directs ne sont plus là, ce temps aussi appelé «histoire du temps présent».
Alors que la Première Guerre Mondiale a repris une place historiographique importante ces dernières années comparativement à la Deuxième Guerre Mondiale avec le concept de brutalisation et son rôle dans la compréhension de la violence des sociétés du XXe siècle industriel, comment replacer le témoignage de Lazare Ponticelli ou de quelle manière sera-t-il récupéré dans le débat historiographique et dont la question-clé —autour de laquelle le Historial de la Grande Guerre de Péronne et le CRID s’écharpent— est:
dans la boue, sous les obus, comment diable les soldats ont-ils tenu ?
A ma droite, l’équipe du Mémorial de Péronne, les poilus —élevés dans une société occidentale en voie de « brutalisation »—auraient baigné dans une « culture de guerre » – messianisme patriotique, haine de l’ennemi, esprit de croisade – qui les aurait rendus globalement « consentants ». En résumé, la chair à canon a accepté d’être de la chair à canon… » et les mutineries de 1917 sont un phénomène isolé.
A ma gauche, le CRID préfère mettre l’accent sur les expériences concrètes qui expliqueraient la « ténacité » des combattants. Des stratégies d’esquive aux refus d’obéissance, et des mutilations volontaires à la désertion, il y a, pour l’équipe du CRID, toute une gamme de sentiments et de gestes que l’on trouve chez la plupart des soldats, y compris chez ceux qui tiennent par ailleurs un discours nationaliste. Il y aurait donc lieu de s’interroger sur les multiples formes de contrainte qui se cachent derrière le « consentement » patriotique. Les mutineries feraient alors partie d’une multitude de stratégies pour échapper à la contrainte comme les mutilations volontaires et ne seraient plus un phénomène isolé.
Malheureusement pour les tenants de l’école historique officielle du Mémorial de Péronne tant Lazare Ponticelli que Louis Cazenave, l’avant-dernier poilu encore vivant, donnent leur crédit de témoin —et de témoin quasi pathéonisé pour Ponticelli— au CRID. Ainsi, Lazare Ponticelli avait retenu la leçon de chose suivante:
«Vous tirez sur des pères de famille, c’est complétement idiot»
Lazare Ponticelli, c’est aussi un poilu qui a fraternisé avec l’ennemi:
« Dans le Tyrol, nous étions dans les tranchées à quelques mètres de l’armée autrichienne. Nos rangs étaient composés de soldats italiens germanophones, ce qui facilita les contacts avec « l’ennemi ». On en venait même à échanger nos boules de pain contre leur tabac. On a ainsi fraternisé. Mais au bout de quelques jours, n’entendant plus de bruits de balles, les états majors se sont méfiés et ont changé les bataillons des premières lignes ».
En cela, son positionnement relativement à la Première Guerre mondiale ne différait pas de celui de Louis de Cazenave, dernier combattant vivant ayant connu le «Chemin des Dames»:
Sur les fraternisations:
« Il faut avoir entendu les blessés entre les lignes. Ils appelaient leur mère, suppliaient qu’on les achève. C’était une chose horrible. Les Allemands on les retrouvait quand on allait chercher de l’eau au puits. On discutait. Ils étaient comme nous, ils en avaient assez. »
Sur l’année 1917
« Nous avions fraternisé mais quand c’est arrivé aux oreilles de l’État-major, il a ordonné une attaque. »
Sur la guerre en général:
« La guerre ? Hay hay hay ! Un truc absurde, inutile ! A quoi ça sert de massacrer des gens ? Rien ne peut le justifier, rien ! »
« La gloire, l’héroïsme ? De la fumisterie ! »
« Le patriotisme ? Un moyen de vous faire gober n’importe quoi ! »
Ainsi voici deux chantres d’un certain pacifisme et de la fraternisation élevés au rang de nouvelles îcones du patriotisme et, par leurs propos, nous permettent de mieux comprendre leurs réticences à être «canonisés» devant les risques d’instrumentalisation et de récupérations politiques d’une telle démarche étatique. Lazare Ponticelli ne manquait d’ailleurs pas de rappeller qu’il avait fallu attendre 2005 et Jacques Chirac pour que la France officielle s’intéresse à ses poilus survivants:
« Je refuse ces obsèques nationales. Ce n’est pas juste d’attendre le dernier poilu. C’est un affront fait à tous les autres, morts sans avoir eu les honneurs qu’ils méritaient. On n’a rien fait pour eux. Ils se sont battus comme moi. Ils avaient droit à un geste de leur vivant… Même un petit geste aurait suffit».
« On s’en est foutu un peu. Il a fallu que ce soit Chirac qui commence à bouger quand on n’était plus nombreux et qu’on était fatigués. ».
Mais eux partis, le risque existe aussi que la mémoire escamote ce passage à l’histoire au profit d’une récupération par l’histoire officielle et par une sursaturation mémorielle. Ce risque est d’autant plus grand que maintenant leur destin individuel est élevé au rang d’icône. Lazare Ponticelli se transforme en icône jumelle du soldat inconnu. En ce jour de disparition, Nicolas Offenstadt ne manque pas de souligner, au moment où Larare Ponticelli disparaissait, que les projets d’hommage au dernier poilu fonctionnaient comme «des remake des cérémonies de l’entre-deux-guerres sans souci d’actualiser les rites autour de la Grande Guerre, sans souci apparent de relier de manière innovante ce passé de 14/18 et le présent, comme cela a pu être fait au moment du bicentenaire de la Révolution française.» (Le «dernier poliu», une nouvelle icône? )
Cependant, comme le note encore Nicolas Offenstadt, les réticences de Lazare Ponticelli ont infléchi les projets d’une cérémonie idéale en prenant des chemins de traverse: «d’une part le dernier poilu est un italien engagé dans la légion étrangère en France, qui termina la guerre sous uniforme italien (il dût rejoindre les troupes de son pays après que celui-ci soit entré en guerre en 1915) et d’autre part le personnage est loin de se plier initialement à ce que l’on voulait faire de sa mort.»
Il n’en demeure pas moins que la cérémonie de lundi prochain fournira d’utiles indices sur les usages qui sont faits du soldat et de la Grande Guerre aujourd’hui. Pour Offenstadt, il ne fait aucun doute que les derniers poilus «sont devenus des icônes mémorielles, comme Guy Môquet, à qui l’on fait parler beaucoup plus du présent que du passé.»
Sources :
• http://www.lemonde.fr/carnet/article/2008/03/12/lazare-ponticelli-le-dernier-poilu-francais-est-mort_1022139_3382.html
• http://tf1.lci.fr/infos/france/societe/0,,3687533,00-avant-dernier-poilu-est-decede-.html
• http://www.libelabo.fr/2008/03/12/lazare-ponticelli-le-dernier-poilu/
• http://pagesperso-orange.fr/memoire78/pages/ponti.html
• http://fr.wikipedia.org/wiki/Lazare_Ponticelli
• http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_de_Cazenave
• Nicolas Offenstadt, « Le pays a un héros : le dernier poilu », L’Histoire, n° 320, mai 2007, pp. 25-26.
• Sur le débat historiographique: https://lyonelkaufmann.ch/histoire/historiographie_sujets/pages/_29.html
Merci pour ce billet bien intéressant!
CD
http://camilledesmoulins.wordpress.com/