Olivier Pavillon, «Des Suisses au cœur de la traite négrière», Lausanne, Antipodes, 2017, 159 pages
Recension de l’ouvrage par Pierre Jeanneret pour Domaine public
La participation de familles suisses au commerce des esclaves a longtemps été un sujet négligé par l’historiographie nationale. Tabou, silence délibéré sur un épisode aujourd’hui considéré comme honteux? Un ouvrage pionnier a contribué à faire la lumière: celui de Tomas David, Bouda Etemad et Janick Marina Schaufelbuehl, La Suisse et l’esclavage des Noirs (Antipodes, 2005).
Olivier Pavillon, directeur du Musée historique de Lausanne durant de nombreuses années, apporte de nouveaux éclairages. Son livre est constitué de trois contributions, la première inédite, alors que les deux suivantes ont paru dans des revues historiques cantonales. Il traite le sujet avec un réel talent de narrateur, et sans porter de jugement moralisateur anachronique. Ses personnages sont d’ailleurs des «seconds couteaux», qui cherchent à acquérir une fortune rapidement, mais qui connaîtront souvent la désillusion, et pour qui la traite négrière n’a représenté qu’une activité marginale et limitée dans le temps.
Le premier texte concerne la famille Larguier des Bancels. Il s’agit de paysans aisés devenus marchands qui, par l’achat d’une seigneurie, ont acquis un titre de «noblesse». On suit leur parcours dès leurs origines dans les Cévennes, qui sont passées à la Réforme. A cause des persécutions religieuses sous Louis XIV, une partie de ses membres s’installent dans le Pays de Vaud.
Certains iront chercher fortune hors d’Europe. François Larguier émigre et débarque en 1770 à l’Ile de France (devenue île Maurice depuis sa conquête par l’Angleterre). Y vivent alors quelque 40’000 habitants, dont plus de 30’000 esclaves. Dans le testament de François, il sera mentionné qu’il possède «61 esclaves, 24 chèvres, 150 cochons et 60 volailles diverses» ainsi qu’une «barre de justice pour nègres avec quatre fers».
L’île est alors au centre d’un intense trafic commercial maritime, où le commerce d’esclaves semble ne jouer qu’un rôle secondaire. C’est un autre intérêt du livre de Pavillon que de nous éclairer de façon vivante sur cet important commerce où l’on transporte – si l’on prend l’exemple du vaisseau l’Agilité qui quitte Marseille en 1783 – vins, gruyère, bœuf salé, farine, fers de Suède, gants, rubans, etc. Et, de retour de l’Ile de France, café, bois tropicaux, d’ébène notamment, porcelaines chinoises…
Mais l’époque de la Révolution française, puis la guerre de course avec l’Angleterre et le blocus maritime décrété par celle-ci provoquent bien des tribulations pour les colons, sans compter les cyclones qui font sombrer nombre de navires. Tout se gâte enfin pour les planteurs de l’île avec l’interdiction de la traite par le Parlement anglais en 1807, puis l’Abolition Bill de 1833, qui libère les esclaves de leurs fers. Finalement, les derniers Larguier rentrent en Suisse. Il ne reste pas grand-chose de leur fortune.
La seconde contribution porte sur la société vaudoise D’Illens, van Berchem, Roguin et Cie, qui finance des navires négriers armés à Marseille, mais pendant une période très brève, en 1790 et 1791. Dès lors, le titre du livre nous paraît un peu hyperbolique: ces Suisses sont-ils vraiment «au cœur» de la traite négrière? Il reste cependant gênant – d’où le long silence des historiens – que ces bateaux se soient appelés Pays de Vaud, Ville de Lausanne ou encore l’Helvétie…
Certes, il y a eu, au 18e siècle déjà, débat sur l’esclavage, la traite et la moralité de ces pratiques, mais rares sont les voix, dans le milieu des négociants protestants marseillais, qui se sont élevées contre elles. Ils sont bien isolés, ceux qui, à l’exemple d’Antoine Liquier en 1777, s’exclament: «Barbares que nous sommes! Nous combinons de sang-froid l’achat et l’esclavage de nos semblables, et nous osons encore parler d’humanité et de vertu.» Au-delà de la question de la traite des Nègres, pratiquée pendant une brève période mais sans état d’âme, ce second texte met en évidence l’intérêt porté par les investisseurs vaudois au grand commerce maritime.
La troisième partie du recueil nous plonge dans une époque ultérieure. Elle est centrée sur la vie d’Alfred Jacques Henri Berthoud (1802-1887), négociant et planteur au Surinam ou Guyane hollandaise. Venant d’une famille de notables neuchâtelois, il s’installe dans la colonie en 1821. Il achète des plantations (incluant leurs esclaves) et devient planteur de café, coton et canne à sucre. Il reviendra en Suisse en 1834 et sera un «propriétaire absentéiste». Des hommes de confiance géreront ses domaines.
C’est un maître relativement «humain»: lorsqu’il liquide ses plantations, il a le souci de «placer [s]es Nègres au mieux possible pour eux». Il répugne notamment à séparer les familles de ses esclaves. En bon protestant, il tente de les christianiser, sans grand succès… Il comprend alors qu’on ne peut imposer le baptême. Avec la volonté constamment répétée dans ses lettres d’agir envers ses esclaves selon sa «conscience», mais où l’on peut percevoir, certes implicite, une sorte de mauvaise conscience. Décidément, la foi chrétienne et l’esclavage sont-ils compatibles?
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Complément : une interview de l’auteur par la RTS (9.12.2017):
Commander l’ouvrage aux éditions Antipodes : http://www.antipodes.ch/collections/histoire/des-suisses-au-coeur-de-la-traite-et-de-la-colonisation-detail
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