La revue en ligne du Centre d’histoire de Sciences Po propose un nouveau numéro autour de la Grande Guerre. Issu d’un colloque international organisé en 2014 à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, ce dossier s’interroge sur la façon dont l’expérience de la guerre a réorganisé les sociétés européennes au lendemain du conflit. Un article a particulièrement retenu mon attention. Il s’agit de l’article de l’historien allemand Gerd Krumeich consacré à l’ouvrage Geschichte des Krieges (1917) écrit par Hermann Stegemann (1870-1945), écrivain et journaliste suisse-allemand — mais d’origine allemande (La première histoire allemande de la Grande Guerre. Hermann Stegemann, Geschichte des Krieges (1917)).

L’historien Gerd Krumeich, analyse la première histoire du conflit éditée en 1917 par H. Stegemann, écrivain et journaliste suisse-allemand — mais d’origine allemande, pays qu’il quitta ne voulant plus vivre dans l’Allemagne de Guillaume II, trop rétrograde à ses yeux de libéral de gauche:
«Au début de l’année 1917 parut le premier volume d’un livre que tout le monde attendait depuis 1915, Geschichte des Krieges (1917) : l’auteur en était Hermann Stegemann, reconnu non comme historien de métier mais comme écrivain et journaliste. Citoyen suisse d’origine allemande, il publiait, depuis août 1914, des analyses quotidiennes sur la situation des fronts de l’Ouest et de l’Est pour le journal Der Bund, qui paraissait à Berne ; celles-ci suscitaient l’admiration des spécialistes, des militaires et des hommes politiques, en Allemagne comme à l’étranger. Stegemann acquit ainsi une réputation mondiale pendant la Grande Guerre, grâce à ses observations sur la situation de la guerre qu’il donnait régulièrement dans le journal Der Bund. Des trois ou quatre commentateurs analogues de la guerre, tels que le « Student of War » du Times, ou le capitaine norvégien Nörregaard du Morgenbladet d’Oslo, Stegemann fut le plus connu. Ses rapports, lus minutieusement par les états-majors généraux, ne furent pas sans influence sur le déroulement de la guerre.»
Après ce premier volume, trois autres suivirent entre 1918 et 1921, mais contrairement au premier volume aucun ne fut traduit :
«Les trois autres volumes de cette histoire générale de la guerre parurent de 1918 à 1921. L’ouvrage dans son ensemble était constitué en grande partie d’une histoire des batailles, les considérations d’histoire politique, voire économique et sociale, restant clairsemées et parfaitement marginales. Elles étaient elles aussi empreintes, cependant, d’une grande objectivité, quand il peignait, par exemple, le déroulement de la révolution de novembre 1918 sans autre forme de commentaire. Elle était considérée comme un fait parmi d’autres.»
Concernant la bataille de la Marne (1914), Stegemann note
« Ce qui est sûr c’est que dans les derniers jours d’août et le début septembre 1914, le peuple français était prêt à une résistance à outrance, après qu’il eut dépassé l’horreur qui l’avait saisi lors des écroulements de la Sambre et de l’Oise. C’est à ce moment-là seulement que la guerre est entrée en entier dans la volonté de la nation française. Quand l’ennemi s’approcha de Paris et que la patrie fut déclarée en danger, toutes les énergies qui couvaient se déchaînèrent. »
Enfin note Krumeich :
«Stegemann, homme de gauche, voire très à gauche dans la culture politique de l’époque, se transforma en nationaliste non repenti à la suite du traité de Versailles et de l’occupation du Rhin et de la Ruhr par les Français. Il écrivit un livre très connu aussi sur « les illusions de Versailles » où il exposa surtout (et à juste titre, en bonne partie) le manque de considération pour l’Allemagne dans le nouveau partage géographique de l’Europe.»
Stegemann, observateur lucide et attentif du Premier conflit mondial, deviendra alors, après 1933, un partisan convaincu d’Hitler jusqu’à la Nuit de Cristal de 1938. Comprenant enfin ce qui était en train de se passer, il se retira définitivement en Suisse où il mouru en 1945.
Parmi les autres articles de ce dossier, je note plus particulièrement l’article de Benjamin Gilles, consacré sont aux premières anthologies de guerre en France et en Allemagne (1914-1940) (Mises en récit collectives de l’expérience combattante. Les premières anthologies de guerre en France et en Allemagne de 1914 à 1940). Le résumé de cet article nous indique que
«L’anthologie est un genre très en vogue en France et en Allemagne avant 1914. Passé le choc des premiers mois de guerre, le monde de l’édition retrouve une activité certaine. Les anthologies publiées dans les deux pays pendant la Grande Guerre utilisent les passages les plus émouvants de correspondances de combattants qui montrent leur héroïsme, leur esprit de sacrifice pour la nation. Au sortir du conflit, cette littérature de circonstance est critiquée par les témoins et les chercheurs qui travaillent sur le témoignage combattant. Malgré quelques tentatives, les anthologies s’effacent du paysage éditorial et mémoriel. Le tournant des années 1930 constitue, tant en France qu’en Allemagne, un retour. En France, Jean Norton Cru d’abord puis André Ducasse surtout, donnent un souffle nouveau à l’anthologie, en essayant de donner à comprendre à travers elle la psychologie des combattants. En Allemagne, pour Philip Witkop, le grand promoteur de l’anthologie combattante depuis 1914, ces textes portent un discours nationaliste qui s’impose après 1933.»
En effet, concernant l’Allemagne, Benjamin Gilles note, concernant les récits de guerre que
«En Allemagne, le genre connaît une nouvelle vigueur éditoriale à partir de 1933. Il s’agit de magnifier et d’héroïser la communauté combattante à travers le recueil de récits individuels. Les recueils de lettres de la Grande Guerre sont véritablement un outil culturel en vue de la fabrication guerrière des futurs soldats de 1940. Ces derniers peuvent y puiser des modèles de comportement. Dans ces œuvres, l’individu s’efface volontairement au profit de la collectivité, ce qui est conforme au programme idéologique nazi.»
Concernant le cas français, après les anthologies des années 1930 de Jean Norton Cru et d’André Ducasse,
«ce n’est qu’au moment où la mémoire collective de « ceux de 14 » commence à s’effacer, à la fin des années 1950, que l’anthologie de récits combattants retrouve une légitimité dans l’espace éditorial et dans l’historiographie de la Première Guerre mondiale.»
Je signale également l’article de Marine Branland portant sur la «cohabitation» des prisonniers de guerre de toutes origines dans les camps allemands et surtout sur (Rencontres atypiques dans les camps allemands de prisonniers de la Grande Guerre).
Au terme de son article, Marine Branland arrive à la conclusion suivante :
«En dépit d’une évolution certaine du regard porté sur l’autre, ou plutôt sur les autres, ce qui se joue en captivité pendant la Grande Guerre constitue une sorte de parenthèse. Le discours relatif à la mission civilisatrice de la France ne saurait en effet être réduit à néant par ces mois ou ces années de captivité. La dynamique d’identification de l’autre comme un semblable qui s’impose dans un certain nombre d’images est en outre brisée par le retour. La nécessité pour les anciens prisonniers de faire de la captivité une expérience combattante à part entière induit une réinterprétation de cette expérience inédite à des fins personnelles et nationales, provoquant notamment l’exploitation de clichés qui réinstallent les frontières que la captivité avait déplacées. Le rapport entre captifs d’origines différentes n’aura donc été que provisoirement reconfiguré par la situation de captivité.»
En définitive, ce dossier de très grande qualité aborde des aspects fort intéressants, peu développés et renouvèle l’approche du conflit dans des commémorations actuelles où le poids de la mémoire prend le pas, de beaucoup, sur l’histoire du conflit.
Le dossier : Histoire@Politique n°28 : La Grande Guerre comme initiation. Vivre et dire les premières expériences
Laisser un commentaire