Nicole Lautier, «L’histoire enseignée : entre représentations et pratiques», in Histoire en Zep

Les opérations sur le temps
Dans tous les programmes et leurs accompagnements, on insiste sur la nécessaire construction des principaux repères chronologiques. Pour mieux assurer cet apprentissage fondamental au collège, on propose de revenir en fin de cycle sur les grands repères appris depuis la sixième en les inscrivant aux épreuves du brevet. Cependant force est de reconnaître que les programmes actuels et leur mise en acte dans les leçons dispensées, dans les manuels ou dans les cahiers de TD, se préoccupent de la connaissance des grandes périodes du passé, ces cadres indispensables pour classer, repérer et donc mémoriser notre histoire, mais fort peu des opérations de classement.
Or l’activité de périodisation est autrement plus dynamique que la mémorisation de la chronologie. Ordonner des séries de faits, choisir les césures, hiérarchiser la valeur consentie à tel événement par rapport à un autre, au politique ou à l’économique, exprimer l’essentiel d’une série par un titre : voilà bien des exercices passionnants de la pensée historienne, ceux qui affinent la nuance, la complexité et le jugement critique par excellence et convoquent par la même occasion la multiplicité des temps (K. Pomian, 1984).
Ce travail d’élaboration de l’histoire est-il mis en place dans le cadre des activités didactiques ? On pourrait le croire en lisant attentivement les conseils judicieux dispensés en classe de première dans la présentation de la « composition d’histoire » destinée à préparer l’épreuve du bac  :
« Après avoir dégagé la problématique du sujet, il s’agit de trouver le découpage le plus propre à rendre compte de l’évolution du problème central. Pour cela, il faut, dans le cas où la période chronologique est longue, découvrir les dates-charnières où se produit un fait majeur qui fait subir au problème un infléchissement significatif [...], composer le plan autour de deux ou trois grandes périodes. » [« Comment présenter une composition d’histoire », Berstein S., Milza P., Manuel d’histoire de première, Paris, Hatier, 1977, p. 308.]

Il est clair que les élèves qui ont le plus de difficultés à organiser les argumentations, ceux qui buteront au baccalauréat sur la mise en forme de la « composition d’histoire » devraient être exercés précocement à la périodisation pour pouvoir suivre utilement ce type de conseils. Pourtant, les activités de périodisation ne font guère partie des habitudes d’enseignement. Elle n’en sont pas totalement absentes mais lorsqu’elles sont sollicitées, elle ne sont pas désignées comme telles et risquent de perdre toute consistance.
Peut-on pratiquer ce type d’activités avec tous les élèves ? Faut-il tenir compte de l’âge et d’un certain bagage d’informations factuelles avant d’aborder la phase du classement ? Nous ne disposons pas de recherches spécifiques dans ce domaine, mais en réunissant les acquis, on peut avancer quelques pistes :
• La capacité à se situer dans une perspective temporelle ne s’acquiert pas une fois pour toutes, après avoir franchi toutes les étapes permettant la maîtrise d’un schème du temps (Rodriguez-Tomé H., Bariaud F., 1987 ; Crépault J., 1989). Il s’agit d’une compétence, ni définitive, ni généralisable à toutes les situations. Les élèves doivent donc s’entraîner à faire fonctionner des opérations sur les durées, le retour en arrière, la projection sur le futur, la simultanéité.
• Si la maîtrise d’un étalon de mesure – le siècle, l’année – est indispensable, elle est loin d’être suffisante. Chaque individu développe une représentation alimentée à ses propres marqueurs temporels, pour mémoriser les grands repères chronologiques classiquement validés, il faut pouvoir les enrober d’émotions, de valeurs, d’images, bref, d’une représentation signifiante.
• Mais la perception de ces périodes encadrées par des repères ne suffit pas encore si elle n’est pas sous-tendue par une vision d’ensemble. Vision porteuse d’un sens car, du début de l’histoire des hommes jusqu’à aujourd’hui, et dans la projection de demain, la valeur connote toujours la direction. Vision délibérément progressiste, avec « des hauts et les bas qui se succèdent », ou encore, même si c’est le cas d’une petite minorité, vision plus pessimiste : telles sont les représentations de la temporalité historique partagées par les contemporains, permettant d’inscrire son époque dans un « régime d’historicité ».
• À partir de ces indications, on peut faire l’hypothèse que les activités de périodisation peuvent être entreprises au collège à l’aide d’une quantité limitée d’informations factuelles, dans la mesure où les schèmes se structurent seulement en s’exerçant, ceux du temps comme les autres (P. Greco, 1991).

Mais alors que l’on favorise dans les classes du primaire l’appropriation du temps en reliant le temps étalon à du temps signifiant – celui de la famille, par exemple –, il semble que les réticences s’installent lorsque les attentes de la rigueur l’emportent dans l’enseignement secondaire.
Au collège, les élèves qui n’ont toujours pas acquis les repères et n’arrivent pas « à se situer dans le temps », selon l’expression consacrée dans le milieu, placent les enseignants en situation inconfortable. Ce sont ces élèves qui confondent obstinément l’avant, l’après, ou « sautent de siècle » sans vergogne. Pour les aider, pour ne pas brouiller leurs perspectives temporelles chancelantes, les enseignants s’efforcent de respecter l’ordre chronologique ; d’ailleurs, dès qu’ils s’en écartent par quelques retours en arrière ou quelques rapprochements de périodes différentes, certains élèves les rappellent à plus de simplicité.
« Dès que je sors du cadre de la leçon du jour, j’en vois qui décrochent » ; « Les allers et retours entre le XIXe et le XXe, ils n’aiment pas ça ; ça demande une agilité d’esprit ».

Le souci de simplification peut ainsi déboucher sur des exercices peu variés autour de la frise chronologique, sur un respect scrupuleux de la linéarité temporelle. S’il paraît répondre à la demande paresseuse de certains élèves, ce souci ne répond pas à la logique de l’apprentissage. Autant dire que les enfants qui ne trouvent pas dans leur environnement extra-scolaire des conditions propices pour exercer la simultanéité des événements, les retours en arrière, les comparaisons entre périodes historiques éloignées, sont précisément ceux qui auraient besoin d’être mis à l’école dans ces conditions déstabilisantes ; au risque de multiplier les erreurs et les confusions avant de devenir plus familiers et donc plus adroits dans le maniement de ces opérations ; au risque également de faire preuve de sentimentalisme ou de jugements de valeurs déplacés ; pour le dire encore plus brutalement, les élèves qui mélangent les temps ont besoin plus que les autres de faire marcher leur « imaginaire périodisateur » (Moniot, 1991) au service des opérations les plus complexes de co-sériation, allers et retours, simultanéité des durées.
Une présentation trop platement linéaire rassure les enseignants – par leur propre attachement à la chronologie, par leur représentation du mode d’apprentissage de l’élève. Il y a là une contradiction profonde entre les coutumes d’enseignement et les processus d’appropriation.
Or, s’exercer à manipuler, à classer les événements en les hiérarchisant, suppose la reconnaissance du droit à l’erreur, à la confusion, à l’écart entre les choix personnels et les choix officiels. Cette marge de non-validité historique est indispensable à l’apprentissage : elle est respectable pendant l’exercice de manipulation, d’entraînement, celui qui précède l’acquisition du savoir validé.
On voit combien cette phase préparatoire qui correspond à l’élaboration du classement des périodes historiques peut susciter l’intérêt pédagogique, la vivacité du raisonnement, l’apprentissage d’une des démarches les plus cruciales de l’historisation. Si cette opération a besoin d’être fermement encadrée et contrôlée, elle ne peut trouver sa légitimité que par la référence à l’épistémologie de l’histoire.

Références bibliographiques de N. Lautier :
CRÉPAULT J., 1989, Temps et raisonnement : développement cognitif de l’enfant à l’adulte, Paris, Presses universitaires de Lille (coll. Psychologie cognitive). (À consulter en bibliothèque)
GRECO P., 1991, Structures et significations : approches du développement cognitif, Paris, éditions de l’EHESS (coll. Recherches d’histoire et de sciences sociales).

LAUTIER N., 1997, À la rencontre de l’histoire, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion (coll. Éducation et didactiques).
LAUTIER N., 1997, Enseigner l’histoire au lycée, Paris, Armand Colin (coll. Formation des enseignants).

POMIAN K., 1984, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque des histoires).
RICOEUR P., 1983, Temps et Récit, tome 1 : L’Intrigue et le récit historique, Paris, Le Seuil, (rééd. coll. Points Essais, 1991).
RICOEUR P., 1985, Temps et Récit, tome 3 : Le Temps raconté, Paris, Le Seuil, (rééd. coll. Points Essais, 1991).
RODRIGUEZ-TOMÉ H., BARIAUD F., 1987, Les Perspectives temporelles à l’adolescence, Paris, PUF (coll. Croissance de l’enfant, génèse de l’homme).