Les opérations sur le temps
Dans tous les programmes et leurs
accompagnements, on insiste sur la nécessaire construction
des principaux repères chronologiques. Pour mieux assurer
cet apprentissage fondamental au collège, on propose de
revenir en fin de cycle sur les grands repères appris
depuis la sixième en les inscrivant aux épreuves du brevet.
Cependant force est de reconnaître que les programmes
actuels et leur mise en acte dans les leçons dispensées,
dans les manuels ou dans les cahiers de TD, se préoccupent
de la connaissance des grandes périodes du passé, ces
cadres indispensables pour classer, repérer et donc
mémoriser notre histoire, mais fort peu des opérations de
classement.
Or l’activité de périodisation est autrement plus
dynamique que la mémorisation de la chronologie. Ordonner
des séries de faits, choisir les césures, hiérarchiser la
valeur consentie à tel événement par rapport à un autre, au
politique ou à l’économique, exprimer
l’essentiel d’une série par un titre :
voilà bien des exercices passionnants de la pensée
historienne, ceux qui affinent la nuance, la complexité et
le jugement critique par excellence et convoquent par la
même occasion la multiplicité des temps (K. Pomian,
1984).
Ce travail d’élaboration de l’histoire est-il
mis en place dans le cadre des activités didactiques ?
On pourrait le croire en lisant attentivement les conseils
judicieux dispensés en classe de première dans la
présentation de la « composition
d’histoire » destinée à préparer l’épreuve
du bac :
« Après avoir dégagé la problématique du sujet, il
s’agit de trouver le découpage le plus propre à
rendre compte de l’évolution du problème central.
Pour cela, il faut, dans le cas où la période chronologique
est longue, découvrir les dates-charnières où se produit un
fait majeur qui fait subir au problème un infléchissement
significatif [...], composer le plan autour de deux ou
trois grandes périodes. » [« Comment
présenter une composition d’histoire », Berstein
S., Milza P., Manuel d’histoire de première,
Paris, Hatier, 1977, p. 308.]
Il est clair que les élèves qui ont le plus de difficultés
à organiser les argumentations, ceux qui buteront au
baccalauréat sur la mise en forme de la « composition
d’histoire » devraient être exercés précocement
à la périodisation pour pouvoir suivre utilement ce type de
conseils. Pourtant, les activités de périodisation ne font
guère partie des habitudes d’enseignement. Elle
n’en sont pas totalement absentes mais
lorsqu’elles sont sollicitées, elle ne sont pas
désignées comme telles et risquent de perdre toute
consistance.
Peut-on pratiquer ce type d’activités avec tous les
élèves ? Faut-il tenir compte de l’âge et
d’un certain bagage d’informations factuelles
avant d’aborder la phase du
classement ? Nous ne disposons pas de recherches
spécifiques dans ce domaine, mais en réunissant les acquis,
on peut avancer quelques pistes :
• La capacité à se situer dans une perspective
temporelle ne s’acquiert pas une fois pour toutes,
après avoir franchi toutes les étapes permettant la
maîtrise d’un schème du temps (Rodriguez-Tomé H.,
Bariaud F., 1987 ; Crépault J., 1989). Il
s’agit d’une compétence, ni définitive, ni
généralisable à toutes les situations. Les élèves doivent
donc s’entraîner à faire fonctionner des opérations
sur les durées, le retour en arrière, la projection sur le
futur, la simultanéité.
• Si la maîtrise d’un étalon de mesure –
le siècle, l’année – est indispensable, elle
est loin d’être suffisante. Chaque individu développe
une représentation alimentée à ses propres marqueurs
temporels, pour mémoriser les grands repères chronologiques
classiquement validés, il faut pouvoir les enrober
d’émotions, de valeurs, d’images, bref,
d’une représentation signifiante.
• Mais la perception de ces périodes encadrées par des
repères ne suffit pas encore si elle n’est pas
sous-tendue par une vision d’ensemble. Vision
porteuse d’un sens car, du début de l’histoire
des hommes jusqu’à aujourd’hui, et dans la
projection de demain, la valeur connote toujours la
direction. Vision délibérément progressiste, avec
« des hauts et les bas qui se succèdent », ou
encore, même si c’est le cas d’une petite
minorité, vision plus pessimiste : telles sont les
représentations de la temporalité historique partagées par
les contemporains, permettant d’inscrire son époque
dans un « régime d’historicité ».
• À partir de ces indications, on peut faire
l’hypothèse que les activités de périodisation
peuvent être entreprises au collège à l’aide
d’une quantité limitée d’informations
factuelles, dans la mesure où les schèmes se structurent
seulement en s’exerçant, ceux du temps comme les
autres (P. Greco, 1991).
Mais alors que l’on favorise dans les classes du
primaire l’appropriation du temps en reliant le temps
étalon à du temps signifiant – celui de la famille,
par exemple –, il semble que les réticences
s’installent lorsque les attentes de la rigueur
l’emportent dans l’enseignement secondaire.
Au collège, les élèves qui n’ont toujours pas acquis
les repères et n’arrivent pas « à se situer dans
le temps », selon l’expression consacrée dans le
milieu, placent les enseignants en situation inconfortable.
Ce sont ces élèves qui confondent obstinément
l’avant, l’après, ou « sautent de
siècle » sans vergogne. Pour les aider, pour ne pas
brouiller leurs perspectives temporelles chancelantes, les
enseignants s’efforcent de respecter l’ordre
chronologique ; d’ailleurs, dès qu’ils
s’en écartent par quelques retours en arrière ou
quelques rapprochements de périodes différentes, certains
élèves les rappellent à plus de simplicité.
« Dès que je sors du cadre de la leçon du jour,
j’en vois qui décrochent » ; « Les
allers et retours entre le XIXe et le XXe, ils
n’aiment pas ça ; ça demande une agilité
d’esprit ».
Le souci de simplification peut ainsi déboucher sur des
exercices peu variés autour de la frise chronologique, sur
un respect scrupuleux de la linéarité temporelle.
S’il paraît répondre à la demande paresseuse de
certains élèves, ce souci ne répond pas à la logique de
l’apprentissage. Autant dire que les enfants qui ne
trouvent pas dans leur environnement extra-scolaire des
conditions propices pour exercer la simultanéité des
événements, les retours en arrière, les comparaisons entre
périodes historiques éloignées, sont précisément ceux qui
auraient besoin d’être mis à l’école dans ces
conditions déstabilisantes ; au risque de multiplier
les erreurs et les confusions avant de devenir plus
familiers et donc plus adroits dans le maniement de ces
opérations ; au risque également de faire preuve de
sentimentalisme ou de jugements de valeurs déplacés ;
pour le dire encore plus brutalement, les élèves qui
mélangent les temps ont besoin plus que les autres de faire
marcher leur « imaginaire périodisateur »
(Moniot, 1991) au service des opérations les plus complexes
de co-sériation, allers et retours, simultanéité des
durées.
Une présentation trop platement linéaire rassure les
enseignants – par leur propre attachement à la
chronologie, par leur représentation du mode
d’apprentissage de l’élève. Il y a là une
contradiction profonde entre les coutumes
d’enseignement et les processus
d’appropriation.
Or, s’exercer à manipuler, à classer les événements
en les hiérarchisant, suppose la reconnaissance du droit à
l’erreur, à la confusion, à l’écart entre les
choix personnels et les choix officiels. Cette marge de
non-validité historique est indispensable à
l’apprentissage : elle est respectable pendant
l’exercice de manipulation, d’entraînement,
celui qui précède l’acquisition du savoir validé.
On voit combien cette phase préparatoire qui correspond à
l’élaboration du classement des périodes historiques
peut susciter l’intérêt pédagogique, la vivacité du
raisonnement, l’apprentissage d’une des
démarches les plus cruciales de l’historisation. Si
cette opération a besoin d’être fermement encadrée et
contrôlée, elle ne peut trouver sa légitimité que par la
référence à l’épistémologie de l’histoire.
Références bibliographiques de N. Lautier :
CRÉPAULT J., 1989, Temps et raisonnement :
développement cognitif de l’enfant à
l’adulte, Paris, Presses universitaires de Lille
(coll. Psychologie cognitive). (À consulter en
bibliothèque)
GRECO P., 1991, Structures et significations :
approches du développement cognitif, Paris, éditions
de l’EHESS (coll. Recherches d’histoire et de
sciences sociales).
LAUTIER N., 1997, À la
rencontre de l’histoire, Villeneuve-d’Asq,
Presses universitaires du Septentrion (coll. Éducation et
didactiques).
LAUTIER N., 1997, Enseigner l’histoire au
lycée, Paris, Armand Colin (coll. Formation des
enseignants).
POMIAN K., 1984,
L’Ordre du temps, Paris, Gallimard (coll.
Bibliothèque des histoires).
RICOEUR P., 1983, Temps et Récit, tome 1 :
L’Intrigue et le récit historique, Paris, Le
Seuil, (rééd. coll. Points Essais, 1991).
RICOEUR P., 1985, Temps et Récit, tome 3 :
Le Temps raconté, Paris, Le Seuil,
(rééd. coll. Points Essais, 1991).
RODRIGUEZ-TOMÉ H., BARIAUD F., 1987, Les
Perspectives temporelles à l’adolescence, Paris,
PUF (coll. Croissance de l’enfant, génèse de
l’homme).