D’un côté, les enseignants d’histoire recourant aux technologies restent partagés ou dubitatifs relativement à l’utilisation dans leur enseignement des outils du web 2.0 (blogs, réseaux sociaux, twitter, facebook, wikis) ainsi que l’illustre le débat actuel sur la liste H-Français relativement à la plate-forme Ning. J’en rends compte dans ma chronique mensuelle du Café Pédagogique «Histoire 1.0 versus Histoire 2.0: entre rivalités et complémentarités» (Le Café Pédagogique, no 104, juin 2009)
De l’autre, les élèves ont déjà largement fait leur choix relativement à leurs attentes au sujet de l’internet ainsi qu’en fait écho Emilie Ogez (Ce que les jeunes attendent d’un site internet) en présentant cette vidéo consacrée à la génération Y et internet, réalisé par Julien Pouget (La Génération Y – Julien Pouget):
On apprend ainsi qu’ils n’aiment pas qu’il y ait trop de texte, qu’ils attendent que ce soit nouveau, simple, ouvert aux commentaires et qu’un site propose des solutions concrètes… Comme le dit Emilie: «Maintenant, vous savez.»
Pour en savoir un peu plus, quelques chiffres d’une enquête réalisée en ligne pour le compte de L’association e-Enfance par IPSOS auprès d’un échantillon de 500 jeunes français âgés de 9 à 17 ans (informations trouvées via le carnet de Mario Asselin):
- 66% des 13-14 ans et 74 % des 15-17 ans utilisent la webcam
- 91% des 9-17 ans utilisent Internet pour rechercher de l’information, 80% pour communiquer avec leurs amis, 68% pour regarder des vidéos, 68% pour jouer
- 53% des 13-14 ans et 58% des 15-17 ans animent leur propre blogue
- 55% des jeunes de 15-17 ans ont un profil sur un réseau social (Facebook ou Myspace)
- 7% des jeunes postent leurs propres vidéos sur Internet
- 13% des 9–10 ans, 17% des 11-12 ans, 26% des 13-14 ans, mais 51% des 15-17 ans jouent la nuit, lorsque tout le monde est couché
- 30% des enfants se servent du téléphone mobile pour aller sur Internet
- Plus d’un enfant sur deux a le sentiment de pouvoir faire ce qu’il veut sur Internet sans que ses parents le sachent et ce pourcentage monte au fur et à mesure qu’ils grandissent (65% pour les plus de 13 ans et 76% pour les 15-17 ans)
- 33% déclarent que leur profil Facebook n’est pas mis sur le mode privé
- 2 enfants sur 10 envisagent de se rendre à un rendez-vous avec une personne inconnue rencontrée sur le Net et ce chiffre monte à 1 sur 4 pour les plus de 15 ans
- 65% des enfants ne respectent pas au moins une des règles édictées par leurs parents
Le web 2.0 n’est plus un secret pour les jeunes internautes et fait partie d’un incontournable, mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne sont pas préoccupés par les questions de sécurité, d’authentification et de protection des données sur internet ainsi que l’enquête «Young People and Emerging Digital Services» de la Commission européenne l’a mis en évidence [Commission européenne, Joint Research Centre, Institute for Prospective Technological Studies.Young People and Emerging Digital Services – An Explanatory Survey of Motivations, Perceptions and Acceptance of Risks, 16 mars 2009, 86 p. A lire un résumé de l’enquête: Authentification numérique: qu’en pense la génération C?].
La donne change pour l’institution scolaire et les enseignants et, pour Parole citoyenne (merci à Mario Asselin),
«Partout à travers le monde, des étudiants se rendent à l’école, jour après jour, afin d’apprendre. Mais l’éducation telle qu’on la conçoit depuis des siècles est en révolution. Sur la toile, les gens se la réapproprient en partageant des connaissances sur les wikis et Twitter, en lisant leurs blogueurs favoris et en téléchargeant des vidéos mettant en vedette les plus grands spécialistes de la planète.»
Afin de mieux appréhender ces réalités et ses implications sur l’enseignement, la classe et les apprentissages, Parole citoyenne nous offre ses reportages sous l’intitulé —que je trouve en lui-même très stimulant et perturbant— de Hacker l’éducation. Le premier reportage de Hacker l’éducation est centré sur le professeur dans ce nouvel univers:
Plus que jamais donc, le rôle de l’enseignant dans la classe comme seul détenteur et transmetteur du savoir est concurrencé et remis en cause. Ce rôle d’ailleurs n’est qu’un aspect de son rôle central de médiateur, voire de «médiatisateur», des savoirs. Cette expertise reste fondamentale puisque si les élèves sont susceptibles d’entrer directement en relation avec un spécialiste du sujet, encore faut-il qu’ils puissent l’identifier comme tel et éliminer le bruit généré par le réseau. Il convient également de réfléchir aux conditions de l’intégration didactique des TIC qui doit dépasser le simple transfert des rôles habituels des acteurs vers ces nouveaux dispositifs comme cela a déjà été mis en évidence relativement aux dispositifs de formations ouvertes et à distance (FOAD):
Les TIC souvent été introduites sans repenser préalablement les conditions de leur intégration didactique. Il y a eu d’abord, en majorité, des cas de simple transfert des rôles habituels des acteurs (enseignants et tuteurs) vers les nouveaux dispositifs. Le modèle élaboré des dispositifs de FOAD met en évidence une diversification des fonctions, tant du point de vue de l’enseignant dans ses rôles de médiateur et médiatisateur, que de celui du tuteur, et souligne que pour les apprenants, la présence de nouveaux outils technologiques ne suffit pas à en garantir la pertinence didactique ni un usage « approprié ».
Fondamentalement, le rôle de l’enseignant restera indispensable pour autant qu’il ne reste pas la tête dans le sac et s’attelle aux véritables enjeux professionnels posés par les technologies. A ce titre, nous partageons les propos de Joseph Rezeau relativement à sa thèse de doctorat Médiatisation et médiation pédagogique dans un environnement multimédia — Le cas de l’apprentissage de l’anglais en Histoire de l’art à l’université. (2001) et nous pouvons sans autre remplacer «professeurs de langues» par «professeurs d’histoire»:
Ils sont nombreux les professeurs de langues qui – depuis presque un demi-siècle – se posent la même question « les machines remplaceront-elles les maîtres ? ». Comme pour conjurer le sort, certains répètent haut et fort que « le maître est irremplaçable », et retournent à leurs moutons. À travers cette thèse, nous voulons adresser à ces collègues un message d’avertissement et d’espoir. Nous voulons les mettre en garde contre la politique de l’autruche qui les pousse à feindre d’ignorer qu’on n’arrête pas le progrès technologique. S’ils refusent d’investir (un peu) de leur génie didactique et (beaucoup) de leur temps pour médiatiser le savoir dans des dispositifs faisant appel aux nouvelles technologies, d’autres le feront à leur place, d’autres le font déjà. Sans doute les machines ne remplaceront-elles pas de sitôt les professeurs de langues, mais les produits multimédias interactifs utilisés par leurs élèves (en classe ou à la maison), médiatisés par d’autres qu’eux, avec des objectifs qui ne sont pas nécessairement les leurs, ne risquent-ils pas de leur faire perdre leur véritable raison d’être : leur part de médiation dans le processus d’apprentissage ? Non, les machines ne remplaceront pas les maîtres, mais ceux qui savent les utiliser remplaceront peut-être bien un jour ceux qui feignent d’en ignorer l’existence. […]. Ces technologies, ces modèles et ces outils n’attendent plus qu’un créateur : c’est à l’enseignant d’assumer ce rôle, s’il veut vraiment que ses élèves aient à nouveau besoin de lui. Le processus de création est précisément à la croisée des chemins de la recherche-action que nous avons menée et des nouvelles technologies sur lesquelles nous avons appuyé notre action.
Conclusion de Médiatisation et médiation pédagogique dans un environnement multimédia — Le cas de l’apprentissage de l’anglais en Histoire de l’art à l’université. (2001)
Enfin, face à la question de l’utilisation des technologies à l’école, tous les enfants ne sont pas égaux et la responsabilité éducative et sociale de l’enseignant en ce domaine reste centrale sous de nouvelles formes par rapport à la situation des années 1980 et de l’introduction du micro-ordinateur. Pour Bertrand Dupperrin (Le web 2.0 a transformé la fracture numérique en fracture sociale), la fracture demeure non pas au niveau de l’accessibilité des outils et de leur manipulation, mais relativement à leurs usage et à leur sens. Cette fracture n’est plus numérique, mais sociale:
Autant tout le monde voyait l’intérêt d’un traitement de texte ou d’un tableau mais peinait à s’en servir, autant tout le monde peut se servir d’une application “nouvelle génération” mais peu voient à quoi elles servent. D’accord il y a des millions d’utilisateurs de ces services. Mais quel pourcentage cela représente t’il aujourd’hui de la cible potentielle ?
La fracture numérique serait donc aujourd’hui une fracture sociale […] dans la mesure où elle concerne la capacité à s’impliquer dans des dynamiques “sociales” au sens anglais du terme, suivant la logique des réseaux du même nom. Plus que la capacité d’ailleurs, il semblerait davantage logique de parler de capacité à se situer dans ce type de dynamiques pour participer.
On peut ensuite craindre qu’elle devienne une fracture sociale au sens premier du terme en excluant ceux qui ne peuvent s’intégrer dans des dynamiques et des réseaux vertueux.
En outre, la lecture de l’article de Bertrand Dupperrin a d’autant plus retenu mon attention qu’il met en évidence qu’il ne s’agit pas d’une fracture générationnelle puisque la génération des plus de cinquante ans s’est emparée de Facebook et qu’on assiste à l’émergence d’une génération de «papy blogueur». La nécessité d’éviter la fracture sociale concerne ainsi autant certaines catégories d’élèves que les enseignants eux-mêmes et leur devenir professionnel.
Décidément plus que jamais la médiation de l’enseignant-e reste nécessaire pour autant qu’il redéfinisse les lieux, les outils, les objets et les connaissances sur lesquelles celle-ci doit porter.
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