Les nomades n’ont pas d’histoire, ils n’ont qu’une géographie.
Jean Duvignaud ((Pour une esquisse du nomade))
L’intégration (ou non) des outils numériques mobiles et sociaux à l’école est-elle un nouveau champ de tensions ou la réactivation sous d’autres formes de tensions ancestrales entre nomades et sédentaires? A moins que cette distinction entre nomades et sédentaires ne soit que les deux faces d’une même pièce. Un de ses actes s’est déroulé cette semaine lors de l’édition 2011 de Ludovia à Ax-les-Thermes.
En 2010, j’ai eu la chance de participer à Ludovia, l’Université d’été organisée par le Conseil général de l’Arriège à Ax-les-Therme et consacrée aux technologies dans l’enseignement. En 2011, mes nouvelles obligations (élection à la syndicature) m’ont obligé tardivement à renoncer à ce déplacement. Cela ne m’a pas empêché de suivre partiellement l’édition 2011 de Ludovia au travers du réseau. En discussion cette année, les outils numériques mobiles et leur intégration à l’école.
L’édition 2011 de Ludovia a connu un succès certain en terme de participations et d’échanges. Réunissant enseignant-e-s, innovateurs technologiques et responsables éducatifs et politiques, Ludovia est un lieu unique de rencontres. Certaines peuvent produire des étincelles. La table-ronde consacrée aux «politiques e-éducatives à mettre en place face aux enjeux de la mobilité et de l’ouverture» a particulièrement opposé les intervenants institutionnels présents sur scène aux blogueurs installés dans la salle et leurs relais sur la toîle.
Dans le Café pédagogique, un excellent article de Monique Royer dépasse ((Numérique : la tentation de l’entre-soi – LUDOVIA 2011)) la querelle entre ces deux groupes de personnes pour élargir la réflexion. L’article identifie les tensions existantes à propos du développement des outils mobiles et les accès au numérique à l’école. Quelle doit-être leur intégration et la forme que doit prendre celle-ci à l’école et en classe?
Je me permets de résumer son article de la manière suivante:
«Le nomadisme effraie parce qu’il n’a pas de frontières. […]
La classe comme un sanctuaire du monde d’avant, doit on la souhaiter ? La tentation est grande de recréer en mode numérique ce que l’évolution technologique a rendu anachronique. Certes, mais doit on à l’inverse bercer dans un idéalisme digital, et croire que l’on peut faire jaillir le savoir du moindre pixel et lui donner du sens en 140 caractères? […]
Mais voilà, les choses vont vite et ne nous laisse guère de temps, y compris le temps de discerner les vraies innovations des gadgets temporaires.»
Au terme de sa lecture, ces propos m’ont interpellé au sujet de la dualité nomadisme/sédentarisation. J’ai alors été à la pêche. ((Est-elle pas drôle celle-là…))
Ma première halte me conduit sur Wikipedia. L’encyclopédie m’instruit concernant le nomadisme. Celui-ci se caractériserait par
une organisation sociale de type tribal ou à ce que les anthropologues appellent « une société segmentaire » c’est-à-dire une société structurée en lignages, clans, tribus et éventuellement confédérations tribales : de nos jours, seul ce type de sociétés pratique une économie nomade ou semi-nomade.
Là, je confirme. Les blogueurs de Ludovia forment bel et bien une tribu.
Au sujet du nomadisme moderne, Wikipedia m’apprend encore que les nouveaux nomades n’ont pas forcément la même inscription sociale et économique :
En Europe, l’essor du nucléaire civil a eu pour conséquence la création d’une classe de travailleurs appelés les nomades du nucléaire. Leur travail consiste à effectuer les tâches les plus dangereuses dans les réacteurs, comme par exemple aller dans le générateur de vapeur. Ils vont et viennent d’un réacteur à l’autre en fonction de l’arrêt du cœur de celui-ci. Lors de l’arrêt de l’un d’eux, ces travailleurs viennent par centaines et s’installent de façon presque précaires dans des campings à proximité. À la reprise de l’activité du cœur, ils partent vers un autre réacteur pour effectuer les mêmes tâches […].
[…]
Les derniers nomades apparus sont des entrepreneurs voyageant partout afin de gérer sur place leur(s) société(s) et utilisant abondement les technologies numériques nomades. Contrairement au premier cas, le nomadisme est pour eux une conséquence de leur réussite financière, et non pas une nécessité liée à leur emploi précaire et pas forcement choisi.
DSK se reconnaitrait-il dans ce portrait du nomade? (Source : http://www.edunet.ch/classes/morges/histoire/nomades.html)
Curieusement, l’article de Wikipedia sur la sédentarisation est nettement moins développé que celui sur le nomadisme. Il m’indique cependant les principales caractéristiques attribuées aux sociétés sédentaires :
Grâce a la sédentrisation, on voit apparaitre
- une division du travail
- une hiérarchie sociale plus développée
- un transfert du troc au commerce
- l’irrigation.
On perçoit néanmoins que l’irruption d’outils et de pratiques nomades en classe peut entrer en conflit avec l’institution scolaire en remettant en cause tant la division du travail que la/les hiérarchies sociales. L’école démocratique peut aussi sentir son projet social menacé par la décomposition de cet institution en tribus et en clans. Pour autant cependant que l’école actuelle poursuivre encore cet idéal démocratique.
Au niveau de l’enseignant, le nomadisme remet en cause son statut social hérité de la division du travail. Le nomadisme participerait à la dévalorisation sociale dont les enseignants se sentent victime. Le contexte global ne facilite ainsi guère une approche sereine de ces nouveaux outils pour une majorité d’enseignants. D’où une tentation compréhensible de repli autour de savoirs précisément délimités, contrôlés et maîtrisés par les enseignant-e-s eux-mêmes.
La question du passage du commerce au troc, via l’utilisation des outils nomades, mériterait elle d’être développée plus précisément. Je perçois par exemple bien les raisons de l’affection de la tribu des blogueurs de Ludovia pour l’Open Source par exemple. Mais le nomadisme moderne s’accompagne fort bien de la monétarisation et du commerce. Avec en creux le risque de marchandisation de l’école publique. Je retiens que ces deux versants du nomadisme moderne inquiètent fortement une majorité d’enseignant-e-s.
Il me faut poursuivre mon chemin. L’Encyclopédie de l’Agora sera ma halte suivante. ((Encyclopédie de L’Agora | Nomade et sédentaire))
Là, ce sont des aspects philosophiques qui me sont proposés. Ici, le nomade et le sédentaire n’ont d’existence que conjointe. Le nomade joue essentiellement le mouche du coche, titille le sédentaire, mais celui-ci ne bouge guère:
Être nomade, d’autre part, c’est refuser toute mesure, toute norme. Car c’est justement avec la sédentarisation que naît le besoin d’arpenter, de mesurer, de répartir les terres, les biens, et ainsi de suppléer à l’espace-horizon incommensurable un espace limité, clos, mesurable.
[…]
Utopique, fantomatique, le nomadisme est une pure force qui ne peut s’exercer, se manifester, que lorsqu’elle agit sur cette masse inerte qu’est le sédentaire. L’œuvre du nomade, toute privative, ne devient visible, en creux, que dans le travail de déplacement, de subversion qu’elle opère sur celle du sédentaire.
L’école serait-elle pure masse inerte, un espace clos et limité? L’immensité de l’espace web et de ses ressources exercent-ils une force suffisante pour la faire bouger? Du coup, la tribu des blogueurs de Ludovia ((A laquelle je m’associe)) me paraît bien téméraire. Rodrigue as-tu du coeur? Oui me répond l’écho. ((En même temps, je m’en vais relire et nuancer «En Ludovia : sommes-nous des influenceurs?»))
Bon, j’ai l’impression quelque peu de m’égarer. Peut-être qu’un professeur des Mines, Claude Riveline ainsi se nomme-t-il, me permettra-t-il de retrouver ma route. ((Nomades et sédentaires, l’irréductible affrontement)) Il me parle commerce et industrie. Certains propos cependant ne sont pas faits pour me rassurer:.
Résumons-nous. Dans nos civilisations, les sédentaires et les nomades s’entretuent. Dans les entreprises, ils sont en conflit. Dans le couple, l’homme et la femme ne se comprennent jamais tout à fait.
Il nous propose néanmoins une solution :
Que faire ? Interrogeons le Siècle des lumières et la réponse fusera : communiquons !
Ce qu’il y a de bien à Ludovia, c’est que les coups de gueule, les coups de grisous n’interrompent pas le dialogue. Celui-ci reprend alors au-dehors. Ainsi Laurence Juin a-t-elle après cette table-ronde étincelante redémarré la discussion et l’échange sur son blog. ((Introduire les réseaux sociaux à l’école : prenons des risques! (réfléchis) « From Pennylane to…))
Mais les sédentaires ont-ils toujours vocation à l’emporter? Interrogeons à nouveau Claude Riveline:
Ce que vous soulignez tient à ce que ce sont le plus souvent les sédentaires qui écrivent l’histoire quand les nomades n’en ont pas le temps. Les Romains ont laissé une multitude de textes, les Germains non. Or quand on raconte sa propre histoire, on a tendance à se montrer sous un jour favorable. Les sédentaires l’ont emporté… dans les bibliothèques !
Je m’en retourne alors à mes articles «nomadisme» et «sédentarisation» sur Wikipedia. Sûr que dans cet espace ce sont les nomades qui y écrivent l’histoire désormais…
Peut-être est-ce parce que le sol se dérobe sous leurs pieds que certains grands sédentaires, manquant d’air et d’inspiration, cherchent désespérément à remonter le fil du temps? C’est ainsi que l’on pourrait interpréter et comprendre la dernière circulaire du bulletin officiel (B.O.) pondu par les services de Luc Châtel. Elle concerne l’enseignement de la morale au primaire. ((Morale : Une circulaire surréaliste | Café pédagogique))
Le texte invite les maître à « consacrer un temps régulier et quotidien » à la morale, « le début de la journée est particulièrement approprié à cet exercice… L’aptitude à distinguer le bien du mal s’élabore ainsi progressivement, à travers l’analyse de phrases ou de cas mettant en jeu les principes de la morale universelle… Le caractère lapidaire des maximes permet une mémorisation aisée des préceptes moraux ». De ce texte fumeux, suivi d’une liste de notions à inculquer (le bien et le mal, le vrai et le faux, le courage, le travail, le mérite, etc.) émerge une consigne : le commentaire par le maître d’une maxime inscrite au tableau suivi d’une « trace écrite et mémorisée ». Nous voilà vraiment revenu sous la IIIème République ! C’est d’ailleurs confirmé par la Dgesco qui ouvre une page spécifique sur Eduscol où l’on retrouve la circulaire et le programme d’enseignement moral et civique de 1883 […].
Les nomades ont la boussole. Suivez-les ! Si vous les perdez de vue ou espoir, une seule adresse : Ludovia 2012.
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