Où quand je redécouvre un passage du livre La mémoire saturée (2013) de Régine Robin sur les témoignages recueillis par Spielberg de survivant·es de la Shoah et que je le replace en rapport avec la recréation de témoignages au moyen de l’Intelligence artificielle (IA) recourant à des procédés comparables à ceux utilisés par ChatGPT pour répondre à des prompts.
En 1994, à l’époque du succès de La liste de Schindler, Steven Spielberg décide de lancer à Los Angeles la fondation Shoah. Créée en 1999, l’USC Shoah Foundation s’est depuis transformée en une collection de plus de 55’000 interviews. Chaque entrevue a été enregistrés en vidéo.
Depuis 2011, l’USC Shoah Foundation et l’ITC (Institute for Creative Technologies) ont mis au point un nouvel outil permettant de modéliser les survivants encore en vie sous la forme d’hologrammes interactifs, répondant aux questions des visiteurs ou depuis 2022 des internautes avec iwitness.
Concernant ce nouvel outil, le site le présente de la manière suivante :
Rencontrez Mona Golabek. Dans cette biographie interactive pour le projet Willesden, les étudiants et les éducateurs peuvent poser des questions qui suscitent des réponses en temps réel à partir d’une vidéo préenregistrée de Mona – engageant ainsi une conversation virtuelle avec elle.
Au cours des trois prochains mois, nous vous invitons à nous aider à tester la biographie interactive de Mona. Si vous recevez une réponse qui ne vous semble pas pertinente, veuillez cliquer sur l’icône du drapeau dans la transcription à côté de la réponse incorrecte. Ainsi, si vous apprenez de la biographie interactive de Mona, la biographie interactive de Mona apprendra aussi de vous.
Dimensions in Testimony a été développé en association avec l’Illinois Holocaust Museum and Education Center, avec la technologie de l’USC Institute for Creative Technologies et le concept de Conscience Display. L’intégration dans le témoignage est rendue possible grâce au soutien généreux de la Snider Foundation.
Source : Iwitness (https://iwitness.usc.edu/dit/monagolabek)
Ce nouvel outil, comme d’une certaine manière le précédent, n’est pas sans faire penser à ChatGPT et à ses prompts, sauf qu’ici le témoin répond sous la forme d’un holograme.
Ces procédés interpellent sur la nature même du « témoignage » ainsi produit puisque celui-ci est à chaque fois recréé à partir des questions posées. D’ailleurs, Bertrand (2013) en appelait une réflexion sur la valeur des documents ainsi produits :
Cela ne sera cependant possible qu’à condition qu’une réflexion soit menée sur la valeur de ces documents que nous produisons pour la postérité et qui répondent dans le cas présent davantage à des objectifs mémoriels qu’historiques.
Dans son ouvrage La mémoire saturée, Régine Robin rappelait très à propos que, dès 1998, Annette Wieviorka s’interrogeait sur le dispositif de collecte mis en place par Spielberg et l’USC Shoah Foundation. Régine Robin en concluait que le récit était littéralement piégé par le dispositif qui l’encadre :
C’est cette voix d’outre-Auschwitz que les témoignages oraux essaient aussi de nous transmettre.
Puis Steven Spielberg vint… Il prit le relais avec de gros moyens. Plus de cinquante mille récits furent recueillis. Annette Wieviorka insiste sur le fait que le passage de l’équipe de Yale à la Visual History Foundation de Spielberg a modifié le dispositif de collecte. Le témoignage pensé par l’équipe de Spielberg est calibré, dit-elle. Il dure environ deux heures, avec un avant, la période d’avant guerre (20 % du temps), une période de l’après-libération des camps, le retour à la vie « normale » (20 % du temps), et 60 % consacré à la période de guerre. À la fin de la collecte, le survivant laisse un message sur « ce qu’il souhaiterait laisser en héritage pour les générations à venir » et la famille du survivant peut se joindre à lui, à ce moment précis. Annette Wieviorka poursuit : « Alors que les interviews de Yale étaient largement non directives, que leur durée n’était pas limitée, celles menées par les équipes Spielberg le sont selon un protocole commun à tous les pays. Les vidéos sont envoyées à Los Angeles, numérisées et indexées. À la pointe de la technologie, ces témoignages numérisés devraient être disponibles sur un serveur, et, devant son écran, le jeune, dont la Fondation Spielberg souhaite qu’il soit éduqué, pourra consulter grâce à des index les extraits de ces témoignages. Il pourra aussi consulter toutes sortes d’informations connexes : archives familiales du témoin, photos concernant les événements auxquels se réfèrent les témoins, carte indiquant le site du camp ou du ghetto dont il est question, etc.» (Wieviorka, 1998, 149).
Le récit est alors littéralement piégé par le dispositif qui l’encadre, la structure du récit qui le porte. Il n’y a plus de place pour le grincement des temps, l’impossible articulation de la mémoire profonde et de la mémoire ordinaire. Tout se passe alors dans le cadre de la mémoire ordinaire, même l’horreur, sans qu’elle ait à « décoller » de son récit, tendu vers son happy end, la fin du cauchemar, la création ou la recréation d’une famille, d’une carrière, le chemin de l’utilité sociale, le salut.
Robin, R. (2003)
Références :
Bertrand, M. (2013, 1er août). Les fantômes de la mémoire vous racontent la Shoah. Histoire, Mémoire et Société (ISSN : 2261-4494). Consulté 21 février 2023, à l’adresse http://histoiredememoire.over-blog.com/article-les-fantomes-de-la-memoire-vous-racontent-la-shoah-119342394.html
Robin, R. (2003). La mémoire saturée. Paris: Stock.
Wieviorka, A. (1998). L’Ère du témoin, Paris, Plon, p. 149.
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