Du 22 au 25 avril dernier, le 6ème conférence mondiale du journalisme d’investigation (Global investigative journalism conference) a tenu congrès à Genève. Si les médias ont beaucoup focalisé leur intérêt sur la présence de l’écrivain et journaliste Roberto Saviano, sur son travail sur la Camorra et les menaces de mort dont il fait l’objet, notre attention se focalisera plus sur le travail d’histoire et de mémoire réalisé par le journaliste vietnamien Duc Tue Dang auprès des vétérans vietnamiens qui ont vécu la bataille de Dien Bien Phu.
Pour rappel, en novembre 1953, Dien Bien Phu, petite vallée en cuvette à proximité des frontières chinoise et laotienne en plein pays thaï, est conquise en 1953 par deux bataillons de parachutistes français (voir les cartes de Cartographe.net). En occupant cette cuvette, les troupes françaises coupent la route permettant aux troupes d’Ho Chi Minh de se ravitailler depuis le Laos. Transformée en camp retranché, Dien Bien Phu est attaquée le 13 mars 1954 par les troupes du général Việt Minh Giap. La bataille de Dien Bien Phu prendra fin le 7 mai 1954 par l’écrasante victoire du général Giap. L’armée français dénombrera 2921 morts et, sur les 11 721 soldats faits prisonniers, seulement 3 290 revienndront vivants en France. Du côté vietnamien, le nombre de morts estimé est de 25’000. (Source: http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_%C4%90i%E1%BB%87n_Bi%C3%AAn_Ph%E1%BB%A7). Pour le Monde Diplomatique, cette écrasante défaite française dans la cuvette de Dien Bien Phu fut Le Valmy des peuples colonisés et un signal pour tous les peuples en quête d’indépendance. Le 20 juillet 1954, à Genève, les négociateurs français et vietnamiens signaient les accords de cessez-le-feu, couverts par l’autorité de la communauté internationale : les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Union soviétique et, surtout, la Chine populaire « prenaient acte ». Le 1er novembre 1954, les Algériens du FLN entamaient leur insurrection.
Si cette bataille avait fait l’objet d’une littérature abondante du côté français, le silence prédominait, hors le discours officiel sur la bataille, du côté vietnamien jusqu’à ce travail de Duc Tue Dang et de son équipe. Son objectif? Contourner le mur de l’histoire officielle pour raconter la bataille à travers de ceux qui l’ont vécue. Ils ont donc procédé aux interviews de jeunes soldats ayant vécu la bataille. Ces interviews ont duré 12 mois. Deux ou trois entretiens étaient nécessaire pour obtenir la confiance des témoins qui, dans un premier temps, ne s’écartaient pas de la version officielle. Au total 400 entretiens ont été réalisé et 250 ont été retenus dans l’ouvrage publié au final. Interrompus à fin 2008, les entretiens ont fait place ensuite au travail de description des faits, de vérification des sources et de préparation des infographies.
Un tel travail aurait été impensable quelques années plus tôt. Mais pourquoi personne ne parle de Dien Bien Phu ? Pour Duc Due Dang:
“Face à la victoire, les personnes qui ont pris part au conflit ne trouvaient plus leur place et étaient intimidés: ils avaient peur de sortir des jalons fixés par l’histoire officielle“. (Source : Chacaille)
Loin des scoops et des révélations exclusives, ce travail a permis néanmoins de parler pour la première fois au Vietnam de la présence de militaires chinois du côté Việt Minh. Mais pour Duc Due Dang ce qui comptait et ce qui était nouveau au Vietnam résidait dans la démarche
«Je pense qu’on leur a montré qu’on pouvait faire quelque chose d’impossible: s’intéresser aux gens normaux et pas aux héros connus.» (Propos de la conférence repris In Duc Tue Dang et l’investigation historique: « La propagande régnait au détriment de la vérité » | SoKiosque)
Cette première étape dans le travail d’histoire et de mémoire du côté vietnamien devra en amener d’autres. Concernant Dien Bien Phu, deux autres tabous subsistent donc:
- le nombre de victimes du côté Việt Minh qui officiellement est toujours de 4’000;
- l’histoire des Vietnamiens ayant combattu ou soutenu les troupes françaises.
Au final, nous disposons maintenant d’un livre traduit en français et préfacé par Jean-Pierre Rioux qui questionne également la frontière entre les différentes disciplines mobilisées. Comme l’indique Guillaume Henchoz:
«La démarche du journaliste, dans ce cas de figure confine presque à celle de l’historien. […] . Si la démarche historique au sens strict du terme n’est pas là, on peut en revanche saluer le travail de mémoire qu’ils ont effectué.» (Raconter Dien Bien Phu : Les enjeux de la mémoire vietnamienne – Chacaille)
Pour ma part, j’ajouterai qu’un tel travail donne toute sa valeur au travail journalistique et un espoir relativement à son devenir. D’ailleurs ce billet ne serait rien sans le travail de compte-rendu fait par deux journalistes suisses: Guillaume Henchoz et Luc-Olivier Erard. Merci à eux!