Spécialiste de l’histoire des télécommunications, Valérie Schafer est interrogée par Inaglobal sur l’histoire du Web français et plus largement sur les recherches en histoire autour du web. De ce très riche et intéressant interview, je tiens à retenir ici des éléments en lien avec la question de l’histoire dans levcontexte des Humanités digitales, des questions en lien avec la formation aux usages numériques et le concept de révolution numérique.
Je vous invite ardemment à lire l’entier de l’article. Vous y retrouverez les renvois à des liens accompagnant ses propos. La richesse du propos et des recherches entreprises dans ce domaine est impressionnante. J’ai et vous apprendrez plein de choses nouvelles et stimulantes.
Valérie Schafer est chargée de recherche au CNRS, à l’Institut des sciences de la communication, Docteur en histoire contemporaine et habilitée à diriger des recherches, lauréate du prix de l’Inathèque.
Comment fait-on cette histoire du Web : quelles en sont les sources ? Y a-t-il déjà des courants, des approches, des historiographies ?
Valérie Schafer : Il existe aujourd’hui des tendances qui se dessinent dans l’histoire du Web et des interrogations d’ordre méthodologique et épistémologique entre des approches qui seraient plutôt quantitatives, outillées par les outils des humanités numériques, et des approches plus qualitatives comme celles que j’ai adoptées au départ. Ceci étant, les historiens ne se font pas la guerre pour défendre l’une ou l’autre de ces approches et peuvent passer de l’une à l’autre et les croiser. Ian Milligan, un chercheur canadien, incarne plutôt la première voie par ses travaux tournés vers la reconstruction, par exemple, de GeoCities (et de son vaste univers de pages personnelles), ou encore des noms de domaines au Canada.
Cela a-t-il été facile, pour les historiens du Web, de légitimer cet objet comme objet de recherche?
Valérie Schafer : C’est une histoire balbutiante et les chercheurs, en ce domaine, sont répartis aux quatre coins du monde et constituent une communauté relativement étroite, mais très soudée et en échange constant. Il existe des approches très originales. Outre les travaux de Ian Milligan ou Niels Brügger évoqués précédemment, je citerai ceux d’une néerlandaise, Anne Helmond qui s’interroge notamment sur ce que représente un hyperlien à travers le temps, comment le sens et l’usage de celui-ci a évolué au cours de l’histoire courte, mais déjà dense, de la Toile. Une autre approche stimulante est celle d’Anat Ben-David qui a reconstruit, par exemple, le défunt .yu de l’ex-Yougoslavie. Ce sont des approches originales de l’histoire du Web. Mais on voit aussi des approches plus classiques, qui passent par Ted Nelson et Xanadu, puis par le Cern, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, par la création de Wikipédia, etc., et sont souvent centrées, donc, sur les États-Unis.
Il s’agit surtout de se décentrer d’une vision exclusivement tournée vers les géants du Web états-uniens et de s’intéresser aux contextes nationaux.
La méthode historique et les Humanités digitales
Valérie Schafer : Mais votre question portait aussi sur la légitimité de l’objet. Académiquement, est-ce reconnu ou légitime de s’intéresser à l’histoire de l’internet et du Web ? C’est un sujet qui est de plus en plus reconnu, même si on doit parfois rappeler que nous sommes bien des historiens, bien qu’on travaille sur le très récent, le très contemporain : on « périodise », on travaille sur le temps, on croise les sources, on les étudie minutieusement. Certains disent que dix ans de Web valent plusieurs décennies d’évolution dans d’autres domaines historiques, je ne sais pas s’il faut poser le problème ainsi, mais je peux confirmer que les choses évoluent très rapidement dans l’histoire du numérique, même si on pense autant les ruptures que les continuités… Le fait de travailler dans un institut interdisciplinaire, l’Institut des sciences de la communication, et d’avoir des interlocuteurs de différentes disciplines, ont aussi été un avantage pour moi, parce que l’histoire du Web touche à des contenus qui intéressent d’autres disciplines, telles que les sciences de l’information et de la communication ou encore la sociologie de l’innovation.
Les luttes et les questions centrales sur le Web
Valérie Schafer : Les luttes qui concernent, aujourd’hui, les libertés sur le Web, relèvent à peu près des mêmes thématiques que dans les années 1990 Les luttes qui concernent, aujourd’hui, les libertés sur le Web, et qui se poursuivent depuis vingt ans, relèvent à peu près des mêmes thématiques que dans les années 1990, bien sûr renouvelées par l’apparition de nouveaux acteurs. Mais il s’agit toujours de questions de censure, de filtrage, de responsabilité des intermédiaires. Au début du Web, l’État était accusé de ne rien y comprendre. D’être juste un acteur qui était là pour pénaliser, pour essayer d’imposer des lois d’un autre âge, pour contrôler les libertés sur un cyberespace qui cherchait, lui, à dépasser des frontières, à créer un espace de liberté.
L’apprentissage de l’Internet et au numérique
Valérie Schafer : Tout cela a un vrai coût, qu’on oublie… on a l’impression qu’Internet et le Web, aujourd’hui, c’est quasiment gratuit. À l’époque, il n’y pas avait cette impression-là… Il y a eu un apprentissage progressif, au bureau, dans les cybercafés. Il y eut aussi toutes ces bornes, comme les cyberpostes dans les lieux publics. Le rôle de l’école et de l’université a été également très important.
(…)
Je vais prendre un exemple très personnel. J’ai découvert le Web assez tardivement, par rapport à d’autres, lorsque j’étais en formation à l’IUFM, en 1999, au moment où je devenais enseignante. Je n’étais pas une pionnière, loin s’en faut ! Le formateur s’était contenté de montrer qu’on pouvait surfer sur le Web, comment on y accédait, etc. Je me souviens qu’à l’époque, je n’étais pas la seule à découvrir un univers qui nous était resté jusque-là étranger. Les universités ont joué un rôle de médiation.
Le système éducatif a vraiment un rôle à jouer et encore aujourd’hui, évidemment : on parle d’apprentissage du code et de l’informatique à l’école. Au-delà l’école a un vrai rôle d’éducation aux médias, notamment au numérique, à poursuivre et même à renforcer, même si des formations existent déjà depuis plusieurs années. La dextérité des jeunes sur les smartphones et tablettes ne veut évidemment pas dire qu’ils aient la capacité de comprendre et d’analyser l’information, et si les parents dans certains cas assument également pleinement ce rôle d’apprentissage, ce n’est pas toujours le cas.
Il y a une notion que vous interrogez, celle de « révolution numérique »
Valérie Schafer : C’est un terme qui fait débat, de même qu’on ne parle pratiquement plus de « révolution industrielle », mais d’industrialisation. On est confronté à un problème identique avec la révolution numérique. Le terme de révolution est connoté comme un moment de basculement brutal, alors qu’en fait, ces événements s’étendent dans le temps et ne se font pas au même rythme pour tous.
Alors, on peut dire qu’il n’y a pas une « révolution numérique » brusque, même s’il y a bien évidemment des ruptures, dans nos façons de travailler, dans nos temporalités, dans nos identités, dans tous les domaines de la société, c’est indéniable. Apparaissent des changements que l’on peut ancrer dans un temps plus long. Et on voit aussi des continuités, des échos, des évolutions, dans les pratiques de communication, dans les écritures, je pense ici au livre de Clarisse Herrenschmidt, par exemple, Les Trois Écritures : langue, nombre, code.
Donc, « révolution numérique » n’est pas un terme que j’emploie. Par contre, c’est un terme qui m’intéresse en tant qu’historienne pour situer comment cette notion est véhiculée, quels acteurs l’utilisent, à quel moment elle apparaît, est contestée, etc.
Propos recueillis par Isabelle Didier, François Quinton, Philippe Raynaud
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Crédit photo : Didier Allard – Ina
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