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Histoire Lyonel Kaufmann

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Histoire savante

Orlando Figes (2007). La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple

30 novembre 2014 by Lyonel Kaufmann

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Orlando Figes (2007). La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple. Paris : Denoël, 1107 pages.

Préface de Marc Ferro. ISBN : 978-2-207-25839-2

Finalement, j’ai mené au bout la lecture (de longue haleine) de cet ouvrage de plus de 1000 pages paru en français en 2007, plus de 10 ans après sa publication en anglais (1996), consacré à La Révolution russe par Orlando Figes, professeur d’histoire russe au Birbeck College de l’Université de Londres. Compte-rendu.

L’ouvrage de Figes est un ouvrage majeur, car c’est la première somme consacrée à la Révolution russe après la Chute du Mur et qui a bénéficié également de l’ouverture des archives soviétiques (1991-1994). L’auteur a notamment put bénéficié des Archives de Maxime Gorki.

En démarrant son histoire de la Révolution russe avec la famine de 1891 et en la clôturant avec la mort de Lénine en 1924, il la replace dans le long terme. Figes détaille le long processus de mutation et de maturation d’une société au bord de l’effondrement et redonne sa place au grand absent : le peuple russe lui-même. Il illustre également la Révolution au travers de destins individuels, représentants des différentes forces sociales en présence. Outre Lénine, Kerensky, Staline, Trotsky ou Nicolas II, on y croise ainsi l’écrivain Maxime Gorki, le paysan réformateur Sergueï Semenov, le soldat Dimitri Oskine, le prince Gueorgui Lvov et le général Alexeï Broussilov.
Globalement, Figes n’épargne personne que ce soit les bolcheviks, les Blancs, le Tsar, les mencheviks ou les Socialistes Révolutionnaires (SR). On perçoit néanmoins, même sous la critique, une certaine fascination pour le personnage de Lénine.

S’agit-il pour autant, comme l’indiquent certains commentateurs, de la première histoire sociale, non idéologique et post-soviétique de cet événement historique majeur du 20e siècle ? Dans sa conclusion, Figes (2007 : 993) s’interroge si l’issue aurait pu être différente et laisse percer une vision quelque peu libérale de l’histoire — qui n’entre pas en contradiction avec la marche «naturelle» de l’histoire que l’on retrouve chez Hegel ou Marx :

«L’issue aurait pu être différente. Dans les dernières décennies de l’ancien régime naissait une sphère publique qui, eût-elle disposé d’assez de temps et de liberté pour se développer, aurait pu transformer la Russie en société constitutionnelle moderne. Les institutions de cette société civile — organismes publics, presse, partis politiques — se développaient toutes à une vitesse considérable. Les concepts occidentaux de citoyenneté, de droit, de propriété privée commençaient à s’enraciner. Les paysans eux-mêmes n’étaient pas épargnés, ainsi que le montre l’histoire des efforts de réforme de Semenov dans son village d’Andreïvskoïe. Certes, la nouvelle culture politique était fragile et largement confinée aux minuscules classes libérales urbaines; et, comme l’ont montré les événements de 1905, le risque a toujours été qu’elle se laissât emporter par la violence sanglante de la «revanche des serfs». […]»

Pour Figes, la responsabilité première de cet échec et de cette tragédie incombe avant tout aux deux derniers tsars :

«Tout dépendait de la disposition du régime tsariste à introduire des réformes. Mais il y avait un hic. Les deux derniers tsars de la Russie étaient profondément hostiles à l’idée d’un ordre constitutionnel moderne. La Russie s’acheminant vers le XXe siècle, ils s’efforcèrent de la ramener aux XVIIe […]. A maintes reprises, le refus obstiné du régime tsariste de concéder des réformes transforma ce qui aurait dû être un problème politique en crise révolutionnaire» (Figes 2007 : 993).

Dans ce contexte, il en découla une jacquerie d’une incroyable violence que seuls les bolcheviks surent exploiter. Le succès des bolcheviks résida également dans leur maîtrise de la tradition messianique russe et des mécanismes étatiques repris de l’Etat tsariste, mais adaptés à la société russe du 20e siècle :

«En tant que forme de pouvoir absolutiste, le régime bolchevik était typiquement russe. Il était une image séculaire de l’Etat tsariste. […] Entre les deux systèmes existait cependant une différence cruciale : alors que l’élite du régime tsariste était socialement étrangère au peuple […], l’élite soviétique se composait pour l’essentiel de Russes ordinaires (et d’autochtones en terre non russe), qui parlaient, s’habillaient et se conduisaient comme tout le monde. Cela donna au système soviétique un avantage décisif sur les Blancs dans la guerre civile […]. Le rejet appuyé des Blancs par la paysannerie et les non-Russes détermina l’issue de la guerre civile» (Figes 2007 : 997).

Parmi les portraits du livre de Figes, c’est celui de Dimitri Oskine qui présente le mieux ces fils de cette nouvelle Russie construite par les bolcheviks, issus des cendres de la Russie tsariste et zigzaguant pendant la Révolution avant de rejoindre les bolcheviks et d’être pour beaucoup broyé plus tard par le stalinisme :

Dimitri Oskine (1892-1934) « est un exemple typique de cette classe d’officiers issue de la guerre. Pour un paysan comme lui — alphabétisé et brillant malgré ses airs rustauds —, l’armée était un moyen d’échapper à la misère d’un village. Dans le courant de l’été 1913, il s’engagea dans le régiment d’infanterie de sa ville locale de Toula; peu après, il devait suivre une formation de sous-officier. Quand la guerre éclata, il fut nommé sergent-chef. […]. La guerre prélevant son lot d’officiers, c’est à des sous-officiers comme lui qu »incomba la responsabilité d’assurer la cohésion dans les rangs» (Figes 2007 : 348).
«Dimitri Oskine n’était pas revenu à Toula depuis cinq ans. […] Au printemps 1918, le voici qui revenait dans la même ville, en qualité de commissaire dans l’armée de Trotski, histoire de «mettre de l’acier» dans la révolution.
Les années de guerre avaient profité à Oskine. Il avait monté en grade, gagnant quatre croix de Saint-Georges en cours de route, avec la destruction de l’ancienne caste des officiers. En 1917, la fortune lui sourit tandis que, politiquement, il glissait à gauche : il suivait le courant de la révolution des soldats. Ses lettres de créance SR lui valurent de commander un régiment,  puis d’être élu au coité central du soviet des soldats, sur le front sud-ouest. En octobre, il se rendit en tant que délégué SR au deuxième congrès des soviets, où il fit partie de «cette mase grise» des soldats mal lavé du Smolny, que Soukhanov avait rendu responsables du triomphe bolchevik. Au début 1918, quand Trotski entreprit de constituer le corps des officiers de la nouvelle Armée rouge, il se tourna d’abord vers les sous-officiers, comme Oskine, qui avaient appris le métier dans l’armée tsariste. Il s’agissait d’un mariage de raison entre les ambitions des fils de paysans et les besoins militaires du régime.» (Figes 2007 : 726)
«Dimitri Oskine était un fils de la nouvelle Russie. Il était simple soldat quand il rejoignit l’armée de Broussilov au cours de la Première Guerre mondiale; à la mort du général [en 1926], cependant, ce paysan était un personnage en vue de l’establishment militaire soviétique. Après avoir commandé la 2e armée de la main-d’oeuvre en 1920, il reçut le commandement de l’armée de réserve de la République soviétique : un poste important puisqu’il avait autorité sur près d’un demi-million d’hommes. Le régime le mettait en avant comme un brillant exemple de ces commandants rouges qu’il avait promis de promouvoir dans les rangs des paysans et des ouvriers rejoignant l’Armée rouge en pleine guerre civile. Voici un soldat qui avait porté dans son havresac un bâton de général, sinon de maréchal, et c’est sur la base de cette image de gars promis à une vie de paysan qu’il rédigea ses Mémoires militaires en trois volumes dans les années 1920. Ses dernières années demeurent obscures. A la fin des années 1920, il devint un bureaucrate de l’armée à Moscou. Il mourut en 1934, peut-être victime de la terreur stalienne, à l’âge tendre de quarante-deux ans» (Figes 2007 : 1003).

Le livre de Figes met également en évidence l’impact de la Première Guerre mondiale sur la société russe et plus particulièrement les effets de la grande retraite de 1915 :

«Le sergent Oskine «vécut la grande retraite comme une telle humiliation que, sitôt sa jambe amputée, il déserta de son régiment et rejoignit la ferme d’un ami en Sibérie. Mais les Cosaques  avaient incendié la ferme, réquisitionné tout le bétail pour le gouvernement,, et violé la femme et la mère de son ami. Pour Oskine, ce fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase : il rejoignit le parti SR clandestin en Sibérie […]» (Figes 2007 : 353).

ainsi que la fracture sociale définitive et perceptible lors de l’offensive russe de 1917 :

«La Première Guerre mondiale fut une gigantesque mise à l’épreuve de l’Etat moderne; en tant que seul grand Etat qui n’avait pas su se moderniser avant la guerre, la Russie tsariste était quasiment vouée à échouer. […] l’offensive de l’été [1917], comme tous les combats précédents, souligna le fait qu’il existait deux Russie : la Russie privilégiée des officiers et la Russie paysanne des conscrits étaient sur le point de s’affronter dans la guerre civile» (Figes 2007 : 994).

Il n’en demeure pas moins, pour Figes, que la Révolution d’octobre devra beaucoup à la faiblesse de l’opposition plus qu’à la force des bolcheviks et ressemble plus à un coup d’Etat militaire tragi-comique qu’à une révolution :

« Peu d’événements historiques ont été aussi profondément déformés par le mythe que ceux du 25 octobre 1917. L’image populaire l’insurrection bolchévik où des dizaines de milliers d’hommes se seraient affrontés dans un combat sanglant et où plusieurs milliers de héros seraient tombés doit davantage à Octobre — […] — qu’à la réalité historique. La grande révolution socialiste d’octobre, comme on devait l’appeler dans la mythologie soviétique, fut en vérité un événement d’une si petite échelle — en fait, rien de plus qu’un coup d’Etat militaire — qu’elle passa inaperçue aux yeux de l’immense majorité des habitants de Pétrograd. Théâtres, restaurants et tramways continuèrent de fonctionner comme à l’ordinaire tandis que les bolchéviks prenaient le pouvoir. Toute l’insurrection aurait pu être achevée en six heures, n’était l’incompétence bouffonne des insurgés eux-mêmes, qui en prirent quinze de plus. Le légendaire «assaut» du palais d’Hiver, où le cabinet de Kerenski tenait sa dernière séance, relevait plus de l’arrestation de routine à domicile, puisque la plupart des forces qui défendaient le palais étaient déjà rentrées chez elles, affamées et découragées, avant le début de l’opération» (Figes 2007 : 603).

Par la suite, la politique de la Terreur instaurée par Lénine fut, à la fois, un moyen de conserver le pouvoir et de s’attacher une partie du peuple russe au projet bochévik comme l’illustre le slogan «Piller les pillard» :

« Pour l’immense majorité des Russes, le principe élémentaire de la révolution était la fin de tous les privilèges sociaux. Il existait chez les Russes une longue tradition de nivellement social qui remontait à la commune paysanne et qui s’exprimait dans les notions de justice populaire qu’on retrouve au coeur de la révolution de 1917. La croyance commune dans le peuple russe que l’excédent de richesse est immoral, que la propriété c’est le vol et que le travail manuel est la seule source réelle de valeur devait beaucoup moins aux doctrines de Marx qu’aux coutumes égalitaire de la commune villageoise. […]
Si les bolcheviks avaient un écho dans le peuple en 1917, c’était bien par leur promesse d’abolir tous les privilèges et de remplacer l’ordre social injuste par une république d’égaux» (Figes 2007 : 646).
«Les historiens ont eu tendance à négliger les relations entre cette guerre plébéienne contre les privilèges et les origines de la Terreur rouge. […] La terreur surgit d’en bas. D’emblée, ce fut un élément à part entière de la révolution sociale. Les bolcheviks encouragèrent la terreur de masse : ce ne sont pas eux qui la créèrent» (Figes 2007 : 650).

De groupuscule, le parti bolchevik parvint ainsi à convaincre plus d’un million de Russes à le rejoindre :

«Dans les cinq premières années du régime soviétique, plus d’un million de Russes ordinaires rejoignirent le parti bolchevik. […] La plupart étaient attachés à une révolution culturelle qui rapprocherait les villages des villes […] (p. 998) Ils voyaient dans le bolchevisme une force de progrès, pour la Russie comme pour eux-mêmes, un moyen d’effacer le monde villageois brutal dont ils étaient issus et de le remplacer par la culture urbaine de l’école et de l’industrie qui leur avait permis de s’élever jusqu’à faire partie de l’élite officielle» (Figes 2007 : 997).

et former une nouvelle noblesse

«Les bolcheviks ne ressemblaient à aucun parti occidental. Ils formaient davantage une classe dirigeante, semblable à bien des égards à la noblesse, à laquelle Lénine lui-même devait souvent les comparer. «Si 10’000 nobles pouvaient gouverner toute la Russie, alors pourquoi pas nous?» avait-il un jour demandé. De fait, les camarades étaient en train de se glisser dans leurs souliers. Rejoindre le parti après 1917, c’était rejoindre la noblesse. Cela valait d’être élevé à des postes dans la bureaucratie, de jouir du statut et des privlièges de l’élite, de se tailler une part personnel dans l’État-parti. La culture du parti dominait tous les aspects de la vie publique en Russie soviétique de même que la culture de l’aristocratie avait dominé la vie publique dans la Russie tsariste» (Figes 2007 : 839).

On comprend mieux qu’après la mort de Lénine et dans la lutte pour le pouvoir entre Trotski et Staline, c’est ce dernier qui incarnera le mieux la Révolution pour cette nouvelle noblesse et aux yeux de ces Russes ordinaires. D’autant plus que

«La clé du pouvoir croissant de Staline était son contrôle de l’appareil du parti en province. En tant que président du Secrétariat, et seul membre du Politburo à l’Orgburo, il pouvait promouvoir ses amis et écarter ses adversaires. Au cours de la seule année 1922, l’Orgburo et le Secrétariat nommèrent plus de 10’000 cadres provinciaux, pour la plupart sur recommandation personnelle de Staline. Ils devaient être ses principaux partisans au cours de la lutte pour le pouvoir contre Trotski en 1922-1923» (Figes 2007 : 974).

En d’autres termes, il existe une filiation évidente entre la politique menée par Lénine, la Terreur rouge et ce qui sera par la suite le stalinisme, y compris dans ses excès. Même si, dans son Testament, Lénine réserve ses critiques les plus accablantes à Staline, souhaite, dans une dernière lettre, qu’il parte (Figes 2007 : 978-981) et prédit en quelque sorte le devenir de la Russie sous Staline :

«c’est à Staline que Lénine réservait ses critiques les plus accablantes. Devenu secrétaire général, il avait «accumulé entre ses mains un pouvoir illimité, et je ne suis pas sûr qu’il sache toujours utiliser ce pouvoir avec une prudence suffisante» (Figes 2007 : 980).

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Portrait autographe de Maxime Gorki (1868-1936). Source Wikidpedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Maxime_Gorki)

Aujourd’hui, vingt-cinq ans après la Chute du Mur, la Russie est devenue poutinienne. A-t-elle tiré la leçon de la révolution russe? Le peuple est-il sur la voie de l’émancipation et s’est-il libéré des empereurs, fussent-ils bolcheviks, pour devenir des citoyens? En résumé, le peuple russe connait-il une évolution suffisante lui permettant de dépasser le constat formulé par Maxime Gorki à propos de la Russie bolchevik :

«Dans sa vision de la révolution russe, Gorki niait que le peuple eut été trahi. La tragédie révolutionnaire résidait dans son héritage d’arriération culturelle plutôt que dans le fléau de quelques bolcheviks «étrangers». Il n’était pas la victime de la révolution, mais le protagoniste de sa tragédie. […] les chances de la Russie en tant que nation démocratique dépendent largement de la capacité des Russes à affronter leur histoire récente; et cette démarche implique de reconnaître que, si grande fut l’oppression du peuple, le système soviétique a poussé en terre russe. C’est la faiblesse de la culture démocratique de la Russie qui a permis au bolchévisme de s’enraciner. C’est l’héritage de l’histoire russe, de siècles de servitude et de régime autocratique, qui avait maintenu le peuple ordinaire dans un état d’impuissance et de passivité. «Et le peuple s’est tu», dit un proverbe russe, qui décrit une bonne partie de l’histoire du pays. Ce fut certes la tragédie d’un peuple, mais une tragédie à laquelle le peuple contribua. Le peuple russe se laissa piéger par la tyrannie de son histoire» (Figes 2007 : 991).

A d’autres de mener une enquête aussi magistrale que celle faite par Orlando Figes.

Orlando Figes (2007). La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple. Paris : Denoël, 1107 pages. Préface de Marc Ferro. ISBN : 978-2-207-25839-2

Sommaire de l’ouvrage :

LA RUSSIE SOUS L’ANCIEN REGIME
La dynastie
Piliers instables
Icônes et cancrelats
Encre rouge

LA CRISE DE L’AUTORITE (1891-1917)
Premier rang
Derniers espoirs
Une guerre sur trois fronts

LA RUSSIE EN REVOLUTION (FEVRIER 1917-MARS 1918)
Glorieux février
Le pays le plus libre du monde
L’agonie du gouvernement provisoire
La Révolution de Lénine

LA GUERRE CIVILE ET LA FORMATION DU SYSTEME SOVIETIQUE (1918-1924)
Derniers rêves du vieux monde
La Révolution entre en guerre
Le nouveau régime triomphant
La défaite dans la victoire
Morts et départs

CONCLUSION

Classé sous :Histoire savante, Publications

Histoire et bande dessinée | La Vie des idées

18 novembre 2014 by Lyonel Kaufmann

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Et si les historiens et les dessinateurs faisaient équipe ? Pour faire fonctionner ce couple, on peut choisir d’illustrer l’« Histoire ». On peut aussi s’inspirer des enquêtes et reportages dessinés, guidés par un raisonnement, fondés sur des questions originales et des sources neuves. Cet article d’Ivan Jablonka pour «La Vie des idées» présente à la fois différentes catégorie de Bandes dessinées ayant un rapport avec l’Histoire et des propositions de véritables collaborations entre chercheurs en sciences humaines et dessinateurs de Bandes dessinées. Cette collaboration permettrait de renouveler les modes d’enquête et d’écriture des sciences sociales et offre peut-être une réponse à la question Y aller ou pas? relativement à Eric Zemmour, Lorànt Deutsch et consorts.

L’article débute par un premier constat des rapports entre recherches universitaires et Bande dessinée.

Malheureusement, la bande dessinée est souvent considérée comme un art mineur, inapte à véhiculer une pensée complexe. De fait, elle est quasi absente de la réflexion des chercheurs. Elle n’a toujours pas trouvé sa place à l’université, dans les départements de sciences humaines, ni dans les écoles de journalisme. En revanche, des formations existent pour s’initier au « neuvième art », parmi lesquelles les Beaux-Arts de Paris, les Arts Déco de Strasbourg et l’École européenne supérieure de l’image à Angoulême.

Heureusement, Pascal Ory et Serge Tisseron, dès les années 1970, font figurent de pionniers par leur travaux. Signalons plus particulièrement Michel Thiébaut et sa thèse (1997) consacrée à la représentation de l’Antiquité dans la bande dessinée francophone. En effet, certains enseignants d’histoire sont preneur de bande dessinée consacrée à l’Antiquité (Alix plus particulièrement). L’intérêt des chercheurs pour la Bande dessinée sera plus prononcé à partir de la deuxième moitié des années 2000.
Après cette entrée en matière, Ivan Jablonka établit une catégorisation des Bandes dessinée à caractère historique en deux volets :

  • La bande dessinée comme reflet d’histoire : «Ces bandes dessinées « historiques » sont plutôt des fictions (ou des docu-fictions) ayant pour théâtre le passé, comme de nombreux romans « historiques » sont des aventures en costumes.»
  • La bande dessinée comme enquête : «Les enquêtes dessinées se fixent les mêmes objectifs et rencontrent les mêmes difficultés que le grand reportage, le journalisme d’investigation et la recherche en sciences sociales : il s’agit toujours de comprendre, de prouver et de représenter.»

Ivan Jablonka privilégie la seconde catégorie qui aboutit à sa proposition finale de sciences sociales graphiques. Ceci demande néanmoins et préalablement de

définir les préalables théoriques grâce auxquels un chercheur pourrait cosigner une bande dessinée sans rien abandonner de sa méthode ni de ses exigences.

Il en naîtrait une bande dessinée véritablement historique (ou sociologique, ou anthropologique), c’est-à-dire une enquête dessinée ou des sciences sociales graphiques. Viendra un jour où, sans se ridiculiser ni chagriner leurs collègues, les chercheurs pourront incarner leurs raisonnements dans une bande dessinée, une exposition de photos, une installation vidéo, une pièce de théâtre. Ce dossier s’efforce de les y encourager.

Pour Jablonka, cette «rencontre entre la bande dessinée et les sciences sociales permettrait de renouveler les modes d’enquête et d’écriture, tout en retenant le public qui fuit.» Ceci permettrait également «de refuser les dichotomies faciles, par exemple celle qui oppose l’« Histoire » vulgarisée, éprise de grands hommes pour le grand public, et l’histoire technique et rébarbative des spécialistes». Une manière peut-être de répondre à la question Y aller ou pas? relativement à Eric Zemmour, Loran Deutsch et consorts? ((Rapport à mes billets suivants:

  1. Y aller ou pas ? Retours sur une expérience télévisuelle (1)
  2. Y aller ou pas ? Retours sur une expérience télévisuelle (2)
  3. Pour répondre à Eric #Zemmour sur #Vichy))

L’article : Ivan Jablonka, « Histoire et bande dessinée », La Vie des idées, 18 novembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Histoire-et-bande-dessinee.html

Classé sous :Histoire active, Histoire savante, Médias et technologies, Opinions&Réflexions

Ouvrages : Réformation et Luther

15 novembre 2014 by Lyonel Kaufmann

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Deux ouvrages importants, parus en allemand et consacrés à la Réforme ou à Luther, viennent d’être publiés en français.

Martin Luther : rebelle dans une époque de rupture par Heinz Schilling

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Avec cet ouvrage de référence, on sort de l’histoire religieuse « ecclésiastique », en général apologétique, pour faire la biographie et le portrait d’ « un homme qui était marqué par son temps et qui a marqué son temps ». Ce qui signifie que Martin Luther est fortement replacé dans son contexte multiple – historique, géographique, social, économique, culturel, politique et religieux – et dans l’état des mentalités de son temps. D’autre part, que la Réforme du réformateur de Wittenberg est replacée aussi dans le contexte des autres réformes de son temps, et notamment celle du catholicisme – dont certaines ont commencé dès la fin du XV° siècle. Cela signifie aussi absence de complaisance pour marquer les limites du personnage Luther et de la Réforme – par exemple son caractère très européen alors que de nouveaux mondes opèrent, en Espagne et au Portugal, dans le sens d’une mondialisation du christianisme ; ou encore ses conflits internes innombrables, au sein même de la « confession » protestante naissante, avec ses compagnons de foi. Néanmoins, cette biographie qui réunit une énorme documentation est aussi très « empathique » pour son héros, un génie religieux dont elle restitue avec précision le parcours.   

Heinz SCHILLING (né en 1942) est un historien allemand internationalement reconnu. Il a été professeur à Bieldefeldt, Osnabrück , Giessen et à la Humdoldt Universität de Berlin, dont il est émérite depuis 2010. Spécialiste des débuts de la période moderne (XVI° – XVII siècle) en Allemagne, il est considéré comme « la » référence de l’époque dite « confessionnelle », c’est-à-dire de l’époque qui vient immédiatement après la Réforme et qui se caractérise par une division politique des Etats voire des régions européens selon la confession du prince, en suivant la formule bien connue cujus regio ejus religio. Les travaux de H. Schilling sur le confessionnalisme ont profondément renouvelé la question.

– via www.editions-salvator.com

Schilling, H. (2014). Martin Luther : rebelle dans une époque de rupture. Paris: Salvator. 29 €


Histoire de la Réformation
par Thomas Kaufmann

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Depuis sa parution en Allemagne en 2009, cette histoire de la Réformation de Thomas Kaufmann s’est imposée comme l’ouvrage de référence sur le sujet, salué unanimement dans les grands médias et la presse spécialisée. Son édition française vient à point nommé remplacer nombre de manuels désormais datés sur cette période ou inscrits dans des approches plus sectorielles. Très attentif aux débats historiographiques contemporains, le livre refuse toutes les interprétations idéologiques de la Réformation qui cherchent à y lire soit la naissance du monde moderne, soit une péripétie du Moyen Age finissant, pour étudier le phénomène historique dans toutes ses complexités et singularités. Outre les aspects politiques et théologiques, l’auteur accorde une grande importance à l’histoire sociale, des pratiques religieuses et des médias (développement de l’imprimerie). Cette pluridisciplinarité lui permet de tracer une fresque différenciée et extrêmement riche de cette époque cruciale de l’histoire européenne.

– via www.laboretfides.com

Kaufmann, T. (2014). Histoire de la Réformation. Genève : Les Editions Labor et Fides, 850 pages. chf 69.- ou €49.-ISBN: 978-2-8309-1503-7

 

Classé sous :Histoire savante, Nouvelles de l'histoire Balisé avec :Luther, Réforme

Robert Paxton : « L’argument de Zemmour sur Vichy est vide » | Rue89

10 octobre 2014 by Lyonel Kaufmann

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Rue89. Selon Eric Zemmour, votre regard sur Vichy est idéologique et manichéen : le régime aurait, à la différence de ce qui s’est passé dans d’autres pays comme la Hollande, permis de sauver de nombreux juifs français en sacrifiant les juifs étrangers…

Robert Paxton. Cet argument est parfaitement vide, de même que le livre d’Alain Michel sur lequel il s’appuie. Il suffit de lire les lois promulguées par Vichy entre 1940 et 1942, qui imposent des exclusions sur tous les juifs, y compris les juifs de nationalité française. Le statut des juifs qui les exclut des services publics ; l’instauration de quotas à l’université ; la loi du 22 juillet 1941 sur l’aryanisation des biens juifs… tous ces textes ne font aucune distinction entre juifs français et juifs étrangers.

Lire l’article de Rue89 et les propos de Paxton : Robert Paxton : « L’argument de Zemmour sur Vichy est vide » – Le nouvel Observateur.

Classé sous :Histoire savante, Nouvelles de l'histoire, Opinions&Réflexions

Orlando Figes, Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline | Histoire@Politique

28 septembre 2014 by Lyonel Kaufmann

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Après des travaux sur l’époque révolutionnaire et la guerre civile – dont une histoire de la Révolution russe traduite en français –, Orlando Figes s’est intéressé à l’histoire du stalinisme. Son ouvrage, Les Chuchoteurs, paru en anglais en 2007, destiné au grand public, invite le lecteur à réfléchir à l’« influence sur la vie personnelle et familiale » du système répressif soviétique, à en déployer l’impact sur la vie quotidienne et intime des Soviétiques (p. 43). Il s’articule ainsi autour de nombreux témoignages de victimes de la répression, recueillis essentiellement à Moscou et à Saint-Pétersbourg sur près d’une dizaine d’années, par l’association russe Memorial, très active dans la collecte de documents et de matériaux relatifs aux répressions soviétiques. L’ouvrage permet ainsi de suivre de nombreux parcours de vie de Soviétiques pris dans la machine répressive stalinienne, auxquels l’auteur laisse de nombreuses pages pour se déployer et se faire entendre. Il s’inscrit en ce sens dans un certain retour à la subjectivité et aux parcours individuels, initié par de nombreuses recherches sur l’URSS qui s’appuient notamment sur les témoignages, les journaux et les écrits intimes. 

Le compte-rendu de www.histoire-politique.fr

A noter que le travail de collecte de Figes est largement accessible sur le site de l’auteur : http://www.orlandofiges.com/familyHistory.php [lien consulté le 28 septembre 2014].

Référence de l’ouvrage : Orlando Figes, Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline, 2 vol., Paris, Gallimard, 2013, 1183 p.

Classé sous :Histoire savante, Nouvelles de l'histoire

La Suisse et la Première Guerre mondiale : 4. dans les manuels

27 août 2014 by Lyonel Kaufmann

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Si la Suisse a été épargnée militairement par la Première Guerre mondiale, elle n’en a pas moins été partie prenante ou touchée indirectement par le conflit mondial. Les conséquences de cette période modèleront durablement la Suisse après la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Cette série d’articles a pour objectif de donner des éléments d’intelligibilité de l’histoire de cette période pour la Suisse au lecteur d’aujourd’hui et de répondre à la question : «Pourquoi enseigner la Première Guerre Mondiale en Suisse ?».

Dans les trois premiers articles, nous nous sommes centrés sur les travaux de l’historiographies pour dresser le tableau de la Suisse pendant la Première Guerre mondiale. Dans ce dernier volet, nous allons nous intéresser à la manière dont les manuels scolaires vaudois en ont rendu compte de 1938 à 2011.

Les ouvrages retenus sont les suivants :

  • Michaud, G. (1939). Histoire de la Suisse. Lausanne ; Genève [etc.]: Payot,
  • Grandjean, H., & Jeanrenaud, H. (1941). Histoire de la Suisse II. Lausanne, Genève, Neuchâtel, Vevey, Montreux, Berne, Bâle: Librairie Payot.
  • Chevallaz, G.-A. (1957). Histoire générale de 1789 à  nos jours. Lausanne: Payot.
  • Bourgeois, C. (1995). L’époque contemporaine, 1770-1990 : version B. Lausanne: LEP Loisirs et pédagogie : Edipresse-Livres. L’édition utilisée est celle de 1999 qui comporte désormais deux volumes. Bourgeois, C. (1999). L’époque contemporaine, 1914-1990. Lausanne: LEP Loisirs et pédagogie : Edipresse-Livres.
  • Cote, S. sous la direction de (2011). Histoire 9e. Paris: Nathan.

Tous ces manuels sont ou ont été utilisés dans les classes vaudoises en dernière année de la scolarité obligatoire ((Pour une présentation de ces manuels et des collections auxquels ils appartiennent, à l’exception du Nathan : http://manuelshistoire.ch)).

Après la lecture des pages que ces manuels consacrent à la Suisse pendant la Première Guerre mondiale, il ressort que ces manuels envisage l’impact du conflit mondial en Suisse sous les quatre axes suivants :

  • les aspects militaires
  • les relations avec les belligérants et la neutralité
  • le Röstigraben ou le fossé moral entre la Suisse romande et la Suisse alémanique
  • la situation économique et sociale en Suisse
  • l’action humanitaire de la Suisse (et du CICR)

Le seul élément que nous ne retrouvons pas, relativement à l’histoire savante, concerne la question de la politique à l’égard des étrangers qui est tronquée et abordée uniquement sous l’angle (favorable pour la Suisse) de la question humanitaire alors que la Première Guerre mondiale représente un tournant dans le traitement de cette question en Suisse. A noter que cette question de la place des étrangers est actuellement une question sociale vive dans les débats politiques suisses.
Autrement, les points cités ci-dessus peuvent être plus ou moins développés et l’agencement des faits dans les différents manuels permet de faire émerger entre eux des discours historiques ou des points de vue divergents.
C’est plus particulièrement le cas concernant tant la description ou les causes tant du Röstigraben que de la grève générale de 1918. Sur ces questions, il y a très nettement une différence de traitement entre les trois premiers ouvrages et les deux derniers et plus particulièrement à propos de la grève générale de 1918. Une césure peut ainsi être constatées avec les manuels des années 1990. Précisons d’entrée que cela n’a guère à voir avec l’évolution de la connaissance historique, mais bien plutôt de l’adoption d’un point de vue différent par le manuel.

Michaud, G. (1939). Histoire de la Suisse.

Il est intéressant de constater que, dès le manuel secondaire Michaud de 1939, l’essentiel des faits sont présentés tel le Röstigraben («dès le début de la guerre, une sorte de fossé se creusa entre Suisses français et Suisses allemands» p. 151), les difficultés économiques et sociales («les longues mobilisations  les privations de toute espèce, le chômage de certaines industries provoquèrent un malaise général» p. 152-153) ou la grève générale de 1918, même si les autorités endossent le beau rôle et les grévistes l’habit du méchant, manipulé par des agitateurs étrangers :

«Des agitateurs étrangers, venus se réfugier en Suisse, répandirent des idées révolutionnaires dans certaines classes de la population. Le 11 novembre 1918, jour de l’armistice, une grève générale éclata. Le 1er corps d’armée fut mobilisé et l’ordre put être rétabli. Mais une terrible épidémie de grippe, qui se déclara à la même époque, fit un grand nombre de victimes chez les civils et les soldats»

(Michaud 1939 : 153)

Grandjean, H., & Jeanrenaud, H. (1941). Histoire de la Suisse II

Deux ans après le manuel Michaud, le manuel primaire Grandjean & Jeanrenaud (1941) est publié en pleine Deuxième Guerre mondiale et alors qu’est célébré le 650e anniversaire de la Confédération. Dans sa conclusion (p. 218-219, le lourd contexte de sa parution est très largement perceptible :

«Au cours des siècles, la Suisse a vécu des heures sombres et des heures lumineuses. Elle a connu des victoires et des défaites ; presque toujours c’est la discorde qui a causé ses malheurs. Dans l’avenir, elle aura aussi des difficultés à vaincre. Elle n’y parviendra que par un effort constant de volonté de ses citoyens. Sa force résidera dans l’union de tous les Suisses. Comme l’a dit un poète :  Nous voulons être un peuple uni de frères,  Qu’aucun danger ne pourra séparer. Instruit par les événements récents, le peuple suisse demeure plus que jamais attaché à son indépendance, à sa neutralité, à ses libertés et à ses droits. Il est résolu à défendre sa patrie à tout prix. A l’intérieur du pays, il est décidé à maintenir la démocratie et le fédéralisme. L’existence même de la Suisse en dépend.»

(Grandjean & Jeanrenaud 1941 : 218-219)

Dès lors, il n’est plus question d’évoquer les divisions qui traversaient la Suisse entre 1914 et 1918 entre Romands et Alémaniques. Exit donc le Röstigraben ((Une phrase l’évoque de manière trop elliptique pour les élèves «[Le Conseil fédéral] institua un contrôle des journaux. Les esprits furent parfois surexcités et des troubles politiques éclatèrent» p. 209.)). La grève générale subsiste sans évocation («En 1918, le Conseil fédéral mobilisa des troupes pour mettre fin à une grève générale» p. 209). Les difficultés économiques sont présentées sous l’angle unique du rationnement qui amène une hausse des prix («Les prix augmentèrent considérablement, malgré la lutte organisée contre la spéculation et l’accaparement» p. 210), mais «les industries suisses travaillèrent à plein rendement. Des nombreuses usines fabriquaient jour et nuit des munitions pour la Suisse et pour l’étranger» (p. 209).

Chevallaz, G.-A. (1957). Histoire générale de 1789 à  nos jours.

En 1957, une nouvelle collection de manuels d’histoire est publiée pour remplacer la collection dont fait partie le manuel Michaud. Georges-André Chevallaz, auteur du manuel d’histoire contemporaine, est à la veille de sa carrière politique qui le mènera à la syndicature de la ville de Lausanne à laquelle il accède en 1957 également, puis au Conseil fédéral. A la publication du manuel, il est encore directeur de la Bibliothèque universitaire après avoir été enseignant à l’Ecole de commerce de Lausanne. Le contexte entourant la publication de la collection n’est plus à la lutte contre le nazisme, mais celui de la Guerre froide.
Concernant la Première guerre mondiale, l’évocation du Röstigraben est, comparativement au Grandjean & Jeanrenaud, réintroduite. Le manuel évoque même l’Affaire des colonels et l’affaire Grimm-Hoffmann:

«Deux officiers de l’état-major général transmettaient – à titre d’échange – les renseignements sur les Alliés à l’attaché militaire allemand. A la grande colère de l’opinion romande, ces deux officiers ne furent frappés que d’une sanction dérisoire» (p. 351).

«Deux hommes politiques, un conseiller fédéral et un conseiller national, s’entremirent, en 1917, pour obtenir l’adhésion de la Russie à une paix séparée avec l’Allemagne. Le conseiller fédéral paya de sa démission immédiate ce manquement à la neutralité» (Chevallaz : 351).

Concernant l’affaire des colonels, il est intéressant de constater que dans le premier énoncé, Georges-André Chevallaz adopte le point de vue officiel (Etat-major général, Conseil fédéral et Tribunal militaire) avec «à titre d’échange» alors que le deuxième énoncé comporte une forme de critique à la décision laissée à la charge néanmoins de l’opinion romande («sanction dérisoire»).

Politicien de droite et de la Guerre froide, Georges-André Chevallaz est nettement moins pondéré ou elliptique lorsqu’il traite de la Grève générale de 1918. Ceci deux ans avant la réintégration des socialistes au Conseil fédéral ((Cependant le manuel restera en vigueur sans que ce passage ne soit modifié jusqu’en 1986 et même au-delà pour certains enseignants.)) :

«Les socialistes suisses avaient, durant la guerre, subi l’influence de révolutionnaires étrangers réfugiés en Suisse, russes notamment parmi lesquels Lénine. Certains de leurs chefs avaient participé aux conférences de Zimmerwald et de Kiental où s’était organisé le mouvement socialiste d’extrême gauche, noyau de la future internationale communiste. L’exemple de la Révolution soviétique de 1917 les incite à agir. Ils trouvèrent un terrain préparé : un mécontentement justifié régnait parmi les salariés. Tandis que les prix montaient considérablement, que certains spéculateurs et trafiquants s’enrichissaient sans mesures, les salaires restaient stationnaires, manifestement insuffisants»

(Chevallaz 1957 : 351)

Très visiblement pour le manuel Chevallaz, le socialisme en Suisse ne peut être qu’un produit importé par des révolutionnaires très peu recommandables alors que l’organisation des conférences doit d’abord et beaucoup à un socialiste suisse Robert Grimm, le principal responsable du Comité d’Olten organisant la Grève générale.

Notons enfin que dans l’introduction du chapitre IX intitulé «La Suisse dans le monde divisé (1914-1956)», les principales composantes du destin privilégié de la Suisse (Sonderfall) sont déclinées :

«Dans un monde divisé, la Suisse s’en tient fermement à sa politique de neutralité. Providentiellement épargnée par les deux guerres mondiales, elle est terre de rencontre entre les puissances, siège de nombreux organismes internationaux» (Chevallaz : 349).

Bourgeois, C. (1999). L’époque contemporaine, 1914-1990.

Il faut attendre la collection Bourgeois et Rouyet de 1995 pour constater une inflexion du discours des manuels relativement à la question de la Grève générale :

«La fin de la guerre est marquée par des troubles sociaux qui débouchent sur une grève générale en 1918» (Bourgeois 1999 : 845)

En effet, présentée de la sorte, c’est la situation intérieure qui est la cause de la grève générale. Exit les agitateurs étrangers et leur influence sur les meneurs suisses de la grève. Par ailleurs, le texte principal est complété par un encadré comportant une photo de la troupe face aux grévistes à Zurich et un court texte présentant la grève factuellement.

Relativement à la situation économique de la Suisse pendant le conflit, le manuel met précédemment en évidence la dégradation des conditions de vie entre 1914 et 1918 et met en avant la dichotomie suivante :

«La population vit de plus en plus mal alors que les industries qui travaillent pour les belligérants font des bénéfices sans précédents» (p. 845)

En outre, la neutralité helvétique est toute relative à l’évocation du passage suivant concernant les relations avec les Alliés :

«Les Alliés craignent que les marchandises arrivent en Allemagne par le biais des pays neutres. Ils les soumettent au blocus. […] C’est en mettant son économie à leur service que [la Suisse] peut assurer son ravitaillement» (p. 845)

Par ailleurs, pour la première fois, un manuel d’histoire vaudois met en évidence, au moyen d’un document inséré dans le manuel, les sentiments pro-allemands de l’Etat-major. Il s’agit d’une lettre du général Wille :

«Sprecher fait le sabreur. Il me demande de déployer la bannière du prophète, de déclarer la guerre sainte et d’entrer en pays de France» (Bourgeois 1999 : 845)

On est loin des propos du colonel Michaud qui en 1939 dans son manuel évoque le Röstigraben, mais précise que ce malaise «ne s’étendit heureusement jamais jusqu’à l’armée dont la cohésion resta intacte» (Michaud : 152)

Cote, S. sous la direction de (2011). Histoire 9e.

En 2011, le canton de Vaud introduit une collection de manuels d’histoire de l’éditeur français Nathan. En fait, il s’agit de l’adaptation d’une collection destinée aux élèves français à laquelle des pages concernant l’histoire suisse ont été produites. A l’origine, il s’agit d’une collection réalisée pour le canton de Neuchâtel, reprise ensuite dans le canton de Vaud.
Concernant ce volume, les pages d’histoire suisse ont été rédigées par trois enseignantes neuchâteloises (une institutrice, une licenciée en histoire et une licenciée en sciences sociales) sous la supervision scientifique de Marc Perrenoud. Ce dernier est un spécialiste d’histoire économique, plus particulièrement concernant les relations économiques et financières suisses avec l’étranger pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. Il travaille comme historien au Département fédéral des Affaires étrangères, après avoir été collaborateur scientifique aux Archives fédérales, et travaille notamment à l’édition des Documents diplomatiques suisses (DoDis). Il a également été membre de la Commission indépendante d’experts «Suisse-Seconde Guerre mondiale», mieux connue sous la dénomination de «Commission Bergier», chargée de faire la lumière sur les relations entre la Suisse et l’Allemagne nazie entre 39-45 et de la question des fonds juifs en déshérence.

Quatre pages (p. 28-31) sont consacrées à la Suisse durant la Première Guerre mondiale et organisée sur le principe de la double page de magazines.

En page 28-29, la page de gauche est formée par le texte principal, un encadré comportant le vocabulaire historique, un encadré sur la mobilisation du 1er août 1914 et un document image des mobilisés. La page de droite comporte trois encadrés dont une source et deux photos ainsi qu’un questionnaire portant sur les documents et un résumé à rédigé à propos de ces deux pages. Le texte principal en page 28 est précédé d’une question : «Comment la Suisse réagit-elle face à la guerre ?» Deux sous-titres organisent ensuite le texte

  • Défense militaire et neutralité
  • L’indépendance économique menacée

Les pages 30-31 sont elles présentées sous la forme d’un dossier consacré au fossé moral et à la dégradation sociale en Suisse durant le conflit. Le dossier est introduit par une question : «Qu’est-ce qui divise les Suisses durant la Première Guerre mondiale ?» Le dossier est introduit par un court texte de présentation, assimilable à une forme de texte principal. Quatre documents composent ce dossier. A nouveau, le dossier se conclut par une série de questions portant sur les documents et un résumé à rédiger par les élèves.

Au niveau de son organisation, ce manuel rompt avec les autres manuels analysés par la place occupée par les encadrés. Concernant les pages 28-29, l’impression première est que le texte principal du manuel diminue. Cependant, les encadrés, à une exception, ne sont pas constitués de sources historiques. En quelque sorte, on assiste à un éclatement du texte principal, même si le texte principal renvoie entre parenthèses à un document (doc. x). On peut prendre l’exemple du document 3 intitulé «Ulrich Wille (1848-1925)» :

«Ulrich Wille (à droite sur la photographie), commandant des la 6e division aux manoeuvres militaires de Kirchberg (SG), est inspecté par l’empereur Guillaume II (au centre), lors de son accueil triomphal en Suisse alémanique en 1912. Ulrich Wille a effectué son instruction militaire en Prusse. Son épouse appartient à la famille von Bismark et l’empereur est le parrain de l’un de ses fils. Elu général en 1914, ouvertement favorable à l’Allemagne, Wille suggère au Conseil fédéral d’entrer en guerre au côté des Empires centraux (1915). Ceci et sa personnalité provoquent un fort mécontentement en Suisse romande»

(Cote : 29)

Cet procédé permet au texte principal du manuel de conserver l’illusion de sa neutralité puisque le texte correspondant au document est le suivant :

«Le 3 août, l’Assemblée fédérale donne les pleins pouvoirs au Conseil fédéral et élit le général Ulrich Wille (doc. 3)»

Concernant l’armée et surtout son orientation, celle-ci est définitivement discréditée et est clairement présentée comme violant les principes de la neutralité. Contrairement au Chevallaz, ce n’est pas une affaire présentée comme secondaire (l’Affaire des colonels) qui illustre le préjugé favorable de l’armée à l’égard de l’Allemagne, mais le plus haut responsable de l’armée suisse qui est, sans réserve, présenté comme inféodé à celle-ci.
Concernant cette page, il faut encore noter que désormais l’action humanitaire de la Suisse durant le conflit n’est pas présentée pour elle-même, mais comme un outil au service de la politique étrangère suisse et de la politique de neutralité :

«Entre 1914 et 1918, la Suisse propose ses bons offices aux belligérants (doc. 3). Le CICR tente de soulager les victimes de conflit (doc. 4)»

Enfin, l’affaire Grimm-Hoffmann ((Mais seul Hoffmann est présenté dans le manuel,)) est également portée à la connaissance des élèves avec le document «Une neutralité au service de la paix». Par contre, contrairement au Chevallaz, le document n’indique pas que le conseiller fédéral est forcé à la démission :

«En 1917, on apprend la manoeuvre secrète et personnelle du conseiller fédéral Arthur Hoffmann pour promouvoir une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie. Les Alliés accusent la Suisse de sortir de sa neutralité car une telle paix favoriserait l’Allemagne. Les Suisses romands manifestent contre les tendances germanophiles du Conseil fédéral»

(Cote : 29)

Le dossier des pages 30-31 est centré sur les questions économiques et sociales. La grève générale de 1918 en forme le coeur. Les élèves disposent d’un texte de Jules Humbert-Droz sur la grève de 1918 à La Chaux-de-Fonds (doc 2) et, avec le document 4, d’une chronologie des événements de 1918 en lien avec la Grève générale, des revendications du Comité d’Olten et d’un bilan qui est le suivant :

«A l’issue de la grève, la justice militaire met en accusation 3500 personnes et en condamne 147. Les chefs du Comité d’Olten sont condamnés, dont Robert Grimm qui purgent six mois de prison. Plus tard, il dira : «En 1918, la classe ouvrière a perdu une bataille, mais remporté une victoire. La bataille a été courte, la victoire durable.»

(Cote : 31)

A cinquante ans de distance, le bilan, via les propos de Grimm, est une réponse aux propos du Chevallaz :

«La grève, suivie par 250’000 ouvriers, ne dure pas. Cependant, quelques-unes des revendications ouvrières reçurent satisfaction : les salaires furent revalorisés, la semaine de 48 heures introduites dans les fabriques et la représentation proportionnelle appliquée à l’élection du Conseil national dès 1919».

(Chevallaz : 351)

Sur la durée également, le point de vue de la gauche gagne, dans les manuels, sur le point de vue de la droite bourgeoise !

Conclusion
Dans notre premier article, nous nous référions à François Walter (Histoire de la Suisse. Tome 4) qui indiquait qu’après les deux guerres mondiales, la population helvétique développera, de manière indélébile, le sentiment d’un destin privilégié du pays et d’un peuple élu (Sonderfall) par rapport aux autres pays.
J’ajoutais que la volonté de montrer la Suisse comme une île protégée des tumultes du milieu du conflit était trompeuse et concluais que ce sentiment modèle, aujourd’hui encore, notre rapport au monde extérieur.
Après l’analyse des manuels scolaires utilisés dans le canton de Vaud entre 1939 et aujourd’hui, il apparait assez clairement que les manuels jusqu’aux années 1990 ont participé à cette élaboration du Sonderfall notamment concernant leur traitement de la Première Guerre mondiale. Ils développent, jusqu’à la caricature parfois, le point de vue de la droite libérale et radicale sur le conflit concernant la Suisse.
Avec sa parution en 1995, le manuel Bourgeois sort de ce prisme pour offrir la vision la plus objective de cette période concernant la Suisse. Il n’offre cependant pas d’outil pour comprendre la construction du Sonderfall et son rôle dans nos rapports actuels avec le monde extérieur.
Pour sa part, le manuel Nathan offre la vision exactement opposée à celle offerte par les trois premiers manuels et plus particulièrement à propos de la Grève générale de novembre 1918.
Ainsi, aucun de ces manuels d’histoire ((Et c’est, sauf exception, la règle du genre en Suisse comme ailleurs)) ne propose des points de vue contradictoires aux élèves. Chacun compose un discours de vérité et chacun échoue à proposer aux élèves un outil de compréhension aux phénomènes et événements apparus en Suisse durant la Première Guerre mondiale et modelant encore notre présent. Cela concerne principalement l’édification du «Sonderfall Suisse», le rôle du conflit dans notre réussite économique, les rapports entre la gauche et la droite et la politique suisse à l’égard des étrangers.
Une telle ambition est cependant possible en mettant tous ces manuels entre les mains des élèves. En effet, l’ensemble des points de vue en relation avec le Röstigraben, les actions humanitaires, la situation économique, les rapports gauche-droite ou la grève générale sont alors présents. Seule la question du changement de paradigme de notre politique à l’égard des étrangers n’est pas traitée.
Adoptés par les département de l’éducation, ils ont tous été légitimes ou légitimés en leur temps à faire le cours d’histoire de la Suisse durant la Première Guerre mondiale. En étant de leur temps, ils offrent également un porte d’entrée sur leur époque de publication. Ils sont autant livre d’histoire que porteurs d’une histoire de la Suisse dans ses rapports internes et avec l’extérieur.

 

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La Suisse et la Première Guerre mondiale : 3. la question des étrangers

26 août 2014 by Lyonel Kaufmann

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Si la Suisse a été épargnée militairement par la Première Guerre mondiale, elle n’en a pas moins été partie prenante ou touchée indirectement par le conflit mondial. Les conséquences de cette période modèleront durablement la Suisse après la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Cette série d’articles a pour objectif de donner des éléments d’intelligibilité de l’histoire de cette période pour la Suisse au lecteur d’aujourd’hui et de répondre à la question «Pourquoi enseigner la Première Guerre Mondiale en Suisse ?»

Alors que jusqu’en 1888 en Suisse, la balance migratoire était traditionnellement négative, la situation s’inverse à partir des années 1890. Dès 1900, la «question des étrangers» se pose dans la société suisse et devient dominante à partir de 1910 (Arlettaz 2004 : 14) principalement en raison de la montée en puissance du mouvement ouvrier à laquelle s’ajoute la montée des nationalismes. Dans un premier temps, la réponse à cette question consistera été de faciliter l’octroi de la nationalité des étrangers dans une vision libérale de la société considérant que « la Suisse est en mesure d’«assimiler» les étrangers, de les faire siens » (Arlettaz 2004 : 14). Marquant un tournant dans l’attitude à l’égard des étrangers, la Première Guerre mondiale voit la population étrangère diminuer d’un tiers et la suppression de la libre circulation des personnes entre Etats. Avec et après la Première Guerre mondiale, l’attitude change au sujet de l’intégration et de l’«assimilation» des étrangers et, de libérale, la politique suisse à l’égard des étrangers deviendra protectionniste et centralisatrice. Les effets de cette politique structurent aujourd’hui encore le champ politique suisse et ses débats à l’égard de la population étrangère.

La question des étrangers durant la Première Guerre mondiale Alors qu’en 1910, la population étrangère établie en Suisse s’élevait à 795’000 personnes, la Suisse ne comptera plus que 402’000 étrangers en 1920. Entre 1913 et 1920, le mouvement d’émigration nette est de l’ordre de 156’000 personnes. Par ailleurs, durant la guerre, le nombre de personnes venant chercher refuge en Suisse et celui des prisonniers de guerre internés est estimé à quelque 30’000 personnes.

Dès janvier 1916, la Suisse accueille les premiers prisonniers de guerre blessés ((Documents : Le Ministre de Suisse à Paris, Ch. Lardy, au Chef du Département politique, A. Hoffmann. Le ministre fait campagne pour faire aboutir le projet de rapatriement des prisonniers de guerre grièvement blessés. DDS, vol. 6, doc. 82. et Le gouvernement suisse est prêt à mettre à la disposition du gouvernement français la Croix-Rouge suisse et des trains sanitaires pour rapatrier des militaires invalides. DDS, vol. 6, doc. 86.)). De 1916 à 1918, ils seront au total 67’000 à séjourner en Suisse. Ils seront, en moyenne mensuelle, 27’500 de 1917 à 1918. Leur présence inquiète les milieux ouvriers en raison de la concurrence sur le marché du travail des prisonniers aptes au travail. Sous la pression des socialistes, des prescriptions seront édictées par le Conseil fédéral dès juillet 1916 pour réglementer le travail des internés. Parallèlement, les socialistes interviennent en faveur des internés pour dénoncer les mauvaises conditions de logement et de nourriture. De leur côté, les milieux conservateurs «insistent sur le manque de discipline des internés et les excès de tolérance des autorités suisses» (Arlettaz 2004 : 72).

ww1-14-hist-00323-21Genève. Passage par la Suisse d’un train se dirigeant vers Lyon en France et transportant de grands blessés et du personnel sanitaire. Ces blessés sont d’anciens prisonniers de guerre français qui ont été détenus en Allemagne. © Phototèque CICR / DR / R. Gilli / hist-00323-21. Lien : http://www.icrc.org/fre/resources/documents/photo-gallery/2014/150-years-world-war-1.htm

Dans le même temps, la Première Guerre mondial a représenté un défi important pour le CICR. Celui-ci a visité des prisonniers de guerre, s’est efforcé – pour la première fois – de venir en aide aux populations civiles et a mené campagne contre les armes chimiques ; à la fin de la guerre, il a visité des prisonniers politiques pendant la révolution hongroise. De plus, le CICR crée, à l’initiative de son président et futur conseiller fédéral, Gustave Ador, l’Agence internationale des prisonniers de guerre. L’Agence avait pour objectif de centraliser les informations concernant les prisonniers de guerre pour pouvoir informer leurs proches et rétablir le contact. Durant et à la suite de la guerre, les volontaires qui travaillaient à l’Agence ont établi des fiches et des listes concernant près de deux millions et demi de prisonniers de guerre (Histoire du CICR).

03-aipg-hist-03557-24Agence internationale des prisonniers de guerre. Service de recherches des disparus. Classement préliminaire. Les principes et méthodes sont définis au fur et à mesure, suivant les problèmes à résoudre. Pour que la masse énorme de renseignements traités soit exploitables, chacun d’eux est analysé et trié. © Photothèque CICR (DR) / Boissonnas / hist-03557-24. Lien : http://www.icrc.org/fre/resources/documents/photo-gallery/2014/150-years-aipg-ww1.htm.

Par ailleurs, la Suisse accueille également un certain nombre d’immigrés et d’exilés, fuyant le conflit pour des raisons anti-militaristes ou représentants de minorités nationales et susceptibles de créer des tensions internationales. Dans un premier temps, les sympathies à leur égard dépend des affinités à l’égard des belligérants. Cependant, à partir de 1917, «les déserteurs et les réfractaires apparaissent comme une menace pour la sécurité du pays, dont ils accentuent les clivages socio-politiques» (Arlettaz 2004 : 74). Devant la montée du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux trouvant leurs origines dans la dégradation des conditions de vie durant la guerre, les étrangers vont constituer, pour les élites, un bouc-émissaire commode et un moyen de discréditer le mouvement ouvrier suisse en le déclarant à la botte d’un complot téléguidé de l’extérieur du pays.

Lenin1914

Lénine, ici en 1914 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lénine#mediaviewer/Fichier:Lenin1914.jpg), est un des immigrés les plus célèbres ayant vécu en Suisse durant la guerre. Pour un résumé de sa présence et de son action en Suisse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lénine#Premi.C3.A8re_Guerre_mondiale.

Entre 1917 et 1919, en lien avec la crise économique et sociale qui frappe la Suisse, la pratique du refuge se durcit qui «traduit les difficultés de concilier une politique humanitaire avec les exigences d’une société en crise» (Arlettaz 2004 : 72). A titre d’exemple, le 1er mai 1918, le Conseil fédéral arrête que les déserteurs et réfractaires, désormais assimilés aux révolutionnaires russes et qui voudront franchir la frontière, devront être empêchés ou refoulés. Sous la pression de la gauche et d’un revirement d’une partie de la droite, l’arrêté est abrogé le 29 octobre 1918, mais les mesures possibles d’expulsion sont renforcées. Cet arrêté «renverse les fondements de la politique d’asile» (Arlettaz 2004 : 77).

En définitive, la substitution d’une population étrangère intégrée par des immigrés de guerre «va profondément modifier l’attitude et la politique de la Suisse à l’égard des étrangers» (Arlettaz 2004 : 72). Désormais, la peur de l’étranger dominera la politique suisse à leur égard et s’incarnera au travers du concept, difficilement traduisible en français, d’« Ueberfremdung ». Il s’agit de la crainte d’un envahissement résultant d’une surpopulation étrangère (envahissement de la Suisse par les étrangers).

Les conséquences de la Première Guerre mondiale sur la politique suisse à l’égard des étrangers

En 1920, la première initiative populaire xénophobe est lancée dans un contexte de crise et de réorientation économique du pays. A ce moment-là, les secteurs économiques le plus touchés sont ceux liés à l’industrie d’exportation. L’agriculture est en récession et le système monétaire européen est désorganisé alors que le marché intérieur est concurrencé par des produits importés bon marché. Des tensions sociales apparaissent suite à la baisse des salaires, réponse des milieux économiques à la crise et à la concurrence. En outre, en décembre 1921, 10,5% de la population active est au chômage. S’ajoute encore une crise du logement (Garrido 1987).

Au niveau politique, cette initiative coïncide avec la montée en puissance d’un nouveau parti : le parti des Paysans, Artisans et Bourgeois (PAB). Ce dernier est l’ancêtre de l’actuel parti populiste et extrémiste de l’Union démocratique du Centre (UDC). Le PAB a été fondé à la suite de la Grève générale de 1918. Le point central du programme du PAB réside alors dans son refus de l’urbanisation et de l’industrialisation dont le pendant est une forte nostalgie du passé.

laur800x0 Source de l’image : http://www.ufarevue.ch/fra/zum-50.-todestag-von-ernst-laur_1237150.shtml

Les écrits d’Ernst Laur, chef de file du PAB, illustrent ceci et sert de filiation pour saisir l’attitude actuelle de l’UDC vis-à-vis des étrangers et de l’Union européenne :

<p« Dans la caserne locative, au contraire, sur les boulevards et dans les lieux de réjouissance de la grande ville, le développement cosmopolite de la ville étouffe souvent l’idée de patrie et celle-ci se trouve même tout-à-fait reléguée à l’arrière-plan par des intérêts économiques internationaux. C’est dans les grands centres que naissent les relations internationales, les associations et les partis internationaux; […]. » (Laur 1919 : 20)

Parallèlement, entre 1917 et 1931, la Confédération élabore une politique de séjour et d’établissement des étrangers «qui trouve sa justification officielle dans la lutte contre la « surpopulation étrangère »» (Arlettaz 2004 : 95). Cette politique officielle est donc fortement influencée par les conceptions de l’Ueberfremdung. En 1931, la première Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers fixe une politique permettant tout à la fois de restreindre l’immigration tout en répondant aux besoins des milieux économiques par une flexibilisation du marché du travail. Elle consacre l’alliance entre les élites libérale, conservatrice et nationaliste. Quatre types de permis sont instaurés dont le statut temporaire de saisonniers interdisant le regroupement familial. Seule l’entrée en vigueur en 2002 de l’accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union Européenne (UE) abolira ce statut inique que certains vainqueurs de la votation du 9 février 2014 voudraient réinstaurer.

Prochain article : La Suisse et la Première Guerre mondiale : 4. dans les manuels

Bibliographie

Arlettaz, G., Arlettaz S. (2004). La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848-1933). Lausanne : Antipodes & Société d’Histoire de la Suisse romande.

Dessemontet, P. (2014). Requiem pour une Willensnation. In L’Hebdo (15.02.2014). En ligne. Dernière consultation le 19 février 2014. Lien : http://www.hebdo.ch/les-blogs/dessemontet-pierre-la-suisse-à-10-millions-dhabitants/requiem-pour-une-willensnation

Garrido, A (1987). Le début de la politique fédérale à l’égard des étrangers. Lausanne : Histoire et société contemporaines.

Grandjean, M. (2014). Suisse : La votation sur l’immigration en un graphique. 09.02.2014. En ligne. Dernière consultation le 19 février 2014. Lien : http://www.martingrandjean.ch/suisse-la-votation-sur-limmigration-en-un-graphique/

Histoire du CICR : La Première Guerre mondiale : http://www.icrc.org/fre/who-we-are/history/first-world-war/index.jsp

Kaufmann, L. (2014). La Suisse, entre ouverture au monde et syndrome de l’enfermement. In Le Café pédagogique, No 150, février. Lien : http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/schumaines/histoire/Pages/2014/150_lachronique.aspx

Laur, E. (1920). Politique agraire. Genève/Lausanne.

Classé sous :Histoire savante, Opinions&Réflexions

La Suisse et la Première Guerre mondiale : 2. économie de guerre et situation sociale

22 août 2014 by Lyonel Kaufmann

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Si la Suisse a été épargnée militairement par la Première Guerre mondiale, elle n’en a pas moins été partie prenante ou touchée indirectement par le conflit mondial. Les conséquences de cette période modèleront durablement la Suisse après la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Cette série d’articles a pour objectif de donner des éléments d’intelligibilité de l’histoire de cette période pour la Suisse au lecteur d’aujourd’hui et de répondre à la question «Pourquoi enseigner la Première Guerre Mondiale en Suisse ?».

Les implications économiques de la guerre

« Partie intégrante du système capitaliste mondial, la Suisse ne pouvait échapper aux implications économiques de la guerre » (Jost 1983 : 91). A la veille de la Première Guerre mondiale, les importations s’élèvent à 46,1% du revenu national suisse alors que les exportations en représentent le 33% (Jost 1983 : 92). La Suisse ne retrouvera pas de telles proportions après 1918.

Prise en tenailles par la guerre économique des belligérants, la Suisse doit conclure des accords pour son approvisionnement. Les Alliés lui imposent des négociations, qui aboutissent à la création en octobre 1915 de la Société suisse de surveillance économique (SSS). Cette dernière limitait fortement l’indépendance économique du pays.  En 1918, l’Allemagne obtiendra la création d’un organisme de contrôle conçu sur le même modèle, la Schweizerische Treuhandstelle (ou STH), qui succède à la Treuhandstelle Zürich. Néanmoins, en raison de l’embargo britannique, puis de la guerre totale menée par les sous-marins allemands, la Suisse éprouve de plus en plus de peine à s’approvisionner.

p3011William Rappard. Source : http://www.unspecial.org/UNS682/t34.html

Début 1918, le professeur William Rappard décrit la situation au colonel House, diplomate américain :

«Nos réserves alimentaires sont presque épuisées, nos rations quotidiennes sont largement inférieures à celles des pays en guerre» ((Document : Le Professeur W. Rappard au Colonel House. Renseignements sur l’opinion publique suisse après la conclusion de l’accord économique avec les Etats-Unis. L’importance politique du ravitaillement de la Suisse par les Etats-Unis. Quelques informations sur la situation internationale: situation dans les Empires Centraux après Brest-Litovsk, la politique à suivre pour briser le militarisme allemand. DDS, vol. 6, doc. 379.)).

Au final, le pays «naviguera» entre les différents belligérants pour assurer son approvisionnement et céder si nécessaire « aux exigences économiques des puissances étrangères » (Jost 1983 : 94). L’économie suisse produisit et vendit également « une importante production de matériel de guerre et de munitions destinée aux pays en guerre »  (Jost 1983 : 94). Mais, comme l’indique Walter (2010 : 126)

« comment faire comprendre que des machines achetées en Allemagne et payées avec des produits helvétiques allaient ensuite fabriquer des armes pour l’Entente, à condition toutefois que les Suisses puissent manger du pain pétri grâce aux céréales américaines ! »

D’autre part, la Première Guerre mondiale permet d’installer la Suisse comme place financière internationale et son industrie bancaire prend définitivement son envol. Durant les quatre ans de guerre, profitant de ce que leurs concurrentes étrangères sont affaiblies, les banques suisses vont occuper l’espace laissé libre. Dépendant des partenaires étrangers avant 1914, les établissements suisses purent acquérir une solidité et des marges suffisantes pour acquérir une autonomie face à leurs concurrents et s’emparer de parts de marchés dans le contexte de la réorganisation de l’économie mondiale. Pour Jost (1983 : 93), « avec la Première guerre mondiale, une nouvelle époque commence pour l’économie suisse ».

Sur le plan financier, les recettes de la Confédération reposaient en 1914 à 85% sur le produit des douanes. Ce chiffre tomba à 52% en 1916, 31% en 1917, 18% en 1918, puis remonta en 1919 (24%). Il fallait trouver d’autres ressources. L’emprunt fut le moyen privilégié de la Confédération (912 millions), des cantons et des communes. A fin 1918, le découvert de la Confédération atteignait 1,5 milliard de francs (en 1913, elle dépensait quelque 110 millions), celui des cantons et des communes plus d’un demi-milliard. L’endettement total dépassait 5,5 milliards. De nouveaux impôts furent donc perçus (article Guerre mondiale, DHS).

La situation économique et sociale du pays durant le conflit

Au niveau économique et social, la Première Guerre mondiale désorganise l’économie du pays, rend difficile l’approvisionnement de la population, augmente la paupérisation d’une partie de plus en plus importante de la population (fin 1918, 18,5% de la population bénéficie de prestations de secours), conduit au recul de l’activité dans de nombreux secteurs industriels, fait stagner les salaires (on estime à 25-30% la diminution du revenu réel après trois ans de guerre), renchérit les prix à la consommation (son indice passe de 100 en 1914 à 229 en 1918) et débouche en 1918 sur une crise politique sociale et majeure avec le déclenchement d’une Grève générale. Cette dernière marquera l’ensemble de la politique suisse durant l’Entre-deux-guerres et au-delà.

La Grève générale sera été précédée de signes avant-coureurs auxquels les autorités politiques n’ont pas voulu prêter l’attention nécessaire. Ainsi, dès 1916, les problèmes d’approvisionnement déclenchent des troubles sur les marchés de plusieurs villes dont Berne et Zurich. En 1917, des comités de soldats antimilitaristes voient le jour, plus spécialement en Suisse alémanique. Localement les grèves se multiplient (Walter 2010 : 131). Tout ceci contraste, comme l’indique Walter, avec la prospérité des secteurs profiteurs de l’économie de guerre (Walter 2010 : 132). De plus, des branches comme l’industrie textile ne retrouvèrent pas le niveau d’avant 1914. D’autres par contre, la métallurgie, l’industrie des machines, la chimie, la pharmacie, les banques et les assurances deviendront des secteurs moteurs.

Robert.grimmRobert Grimm, un des principaux dirigeants socialistes et du mouvement ouvrier de la période ((C’est à l’initiative de Grimm que se tient, en septembre 1915, la Conférence de Zimmerwald, petit village campagnard du canton de Berne, réunissant trente-huit responsables politiques de gauche – dont Lénine et Trotsky – qui s’opposent au conflit et à la participation des socialistes à l’effort de guerre de leurs pays respectifs (https://www.marxists.org/francais/inter_com/1915/zimmerwald.htm  et http://fr.wikipedia.org/wiki/Conférence_de_Zimmerwald). Une deuxième conférence se déroulera ensuite, toujours dans l’Oberland bernois, à Kiental en 1916, voir Degen 2007 et 2013.)). Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Robert_Grimm

Ainsi, l’Union sacrée, qui avait conduit en 1914 le Parti socialiste suisse a voter les pleins pouvoirs au Conseil fédéral, vole rapidement en éclat. Dès 1916, les inégalités sociales croissantes ne purent plus être ignorées. La trêve conclue au début de la guerre entre la bourgeoisie et le prolétariat fut rompue. En 1917, le Parti socialiste rejette le principe de la défense nationale.

Par ailleurs, la situation économique et sociale durant la guerre amène les ouvriers à chercher aide et protection auprès des syndicats et du parti socialiste. Ainsi, L’Union syndicale suisse (USS) passe de 65’000 membres en 1914 à 148’000 en 1917-1918, puis à 223’000 en 1923 (Jost 1983 : 125).

Le traumatisme de la Grève générale de novembre 1918

Strike_1918_ZurichGrève générale en Suisse de 1918 : Photo prise sur la Paradeplatz de Zurich avec des manifestants et des cavaliers de l’armée face à face. Scan du livre « L’aventure Suisse de siècle en siècles », Migros (1991).

En 1918, devant la situation intérieure et extérieure, une conférence est mise sur pied à Olten en février et un comité est créé. En novembre, ce comité d’actions (Comité d’Olten) élabore un programme de revendications politiques et sociales en neuf points : renouvellement immédiat du Conseil national d’après la proportionnelle (système qui venait d’être accepté le 13 octobre), introduction du suffrage féminin, du devoir de travailler pour tous, de la semaine de 48 heures, d’un monopole de l’Etat pour le commerce extérieur, d’une assurance vieillesse et invalidité, d’un impôt sur la fortune pour payer la dette publique, d’une organisation assurant le ravitaillement et enfin d’une réforme de l’armée (Degen 2012).

La fin de la guerre et l’anniversaire de la Révolution d’Octobre précipitent les événements. Le comité d’Olten lance un appel à la grève générale dès le 11 novembre. Dès le 12 novembre, la grève générale est très largement suivie dans les villes industrielles de Suisse allemande. Le Conseil fédéral décide alors de soumettre le personnel de la Confédération à la loi martiale et cette démarche sera suivie par plusieurs gouvernements cantonaux. 100’000 soldats, provenant des cantons ruraux sont dépêchés par le Conseil fédéral dans les villes pour assurer le service d’ordre. Des heurts violents les opposeront avec les ouvriers. Par ailleurs, la bourgeoisie s’organise en unités de gardes civiques pour contrer les grévistes. Le Comité d’Olten décide le 14 novembre de mettre fin à la Grève générale. Par la suite, trois de ses membres seront emprisonnés. Parmi ceux-ci, Robert Grimm profitera de son séjour en prison pour rédiger une Histoire de la Suisse sous un angle socialiste.

Robert_GrimmLa photo des membres du comité d’Olten devant le tribunal lors de leur procès. Source : http://www.robertgrimm.ch/icc.asp?oid=8814

Née avec la Première Guerre mondiale, la Grève générale fera figure de traumatisme. Elle servira pendant plusieurs décennies à dénigrer la gauche. La droite entend en restreindre sa signification aux «influences étrangères» et développe l’idée d’un complot lancé de Pétrograd ou de Berlin pour déstabiliser la démocratie avec la complicité des socialistes suisses. Pour leur part, les socialistes «dénoncent d’entres influences étrangères, celles de la bourgeoisie capitaliste internationale, des riches hôtes qui fréquentent les hôtels» (Arlettaz : 86). La grève générale installera également une hostilité durable entre les ouvriers et le monde paysan, permettant ainsi à la bourgeoisie de maintenir sa domination.

Cependant, si les grévistes ont perdu en 1918, la plupart de leurs revendications trouveront leur concrétisation dans l’Entre-deux-guerres ou juste après 1945. C’est ainsi que le système politique est réformé et passe au système proportionnel pour les élections fédérales, que la semaine de 48 heures de travail (au lieu de 66) est adoptée en 1919 déjà, que la Grève générale fut à la base des conventions collectives signées avant la fin de la guerre et qu’en 1948 sera adoptée une Assurance vieillesse et survivants (AVS). Pour sa part, le parti radical, fondateur de la Suisse moderne en 1848, continuera d’amorcer sa chute et voit se créer sur sa droite l’ancêtre du parti populiste, voire extrémiste, de l’Union démocratique du centre (UDC).

Prochain article : La Suisse et la Première Guerre mondiale : 3. la question des étrangers

Bibliographie

Arlettaz, G., Arlettaz S. (2004). La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848-1933). Lausanne : Antipodes & Société d’Histoire de la Suisse romande.

Degen, B. (2007). « Kiental, Conférence de  ». In Dictionnaire historique de la Suisse en ligne, version du 16.08.2007. Lien : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17331.php

Degen, B. (2012). « Grève générale ». In Dictionnaire historique de la Suisse en ligne, version du 09.08.2012. Lien : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F16533.php

Degen, B. (2013). « Zimmerwald, mouvement de ». In Dictionnaire historique de la Suisse en ligne, version du 17.07.2013. Lien : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17330.php

Eberle, T. S., Imhof, K. (2006). Sonderfall Schweiz. Zürich : Ed. Seismo.

Guerre mondiale, Première. Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F8926.php .

Guex, S. (1993). La politique monétaire et financière de la Confédération suisse 1900-1920. Lausanne.

Jost, H.-U. (1983). Menace et repliement 1914-1945. In Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses. Tome 3. Lausanne : Payot, pp. 91-178.

La Première Guerre mondiale sur Dodis. Documents Diplomatiques suisse : http://www.dodis.ch/fr/communiques-de-presse/la-premiere-guerre-mondiale-sur-dodis 

Walter, F. (2010). Histoire de la Suise. Tome 4 : La création de la Suisse moderne (1830-1930). Neuchâtel : Editions Alphil – Presses universitaires suisses.

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La Suisse et la Première Guerre mondiale : 1. le délire général et le «Röstigraben»

21 août 2014 by Lyonel Kaufmann

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Si la Suisse a été épargnée militairement par la Première Guerre mondiale, elle n’en a pas moins été partie prenante ou touchée indirectement par le conflit mondial. Les conséquences de cette période modèleront durablement la Suisse après la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours. Cette série d’articles a pour objectif de donner des éléments d’intelligibilité de l’histoire de cette période pour la Suisse au lecteur d’aujourd’hui et de répondre à la question : «Pourquoi enseigner la Première Guerre Mondiale en Suisse ?».

« La déclaration de guerre surprit la Suisse en pleine période de prospérité. Le 1er août 1914, le jour de notre fête nationale, le Conseil fédéral mobilisa l’armée et adressa aux grandes puissances une solennelle déclaration de neutralité. Le colonel Ulrich Wille, de Zurich, fut élu général. La mobilisation s’effectua dans un ordre parfait, et, jusqu’à la fin des hostilités, nos différents corps de troupes prirent tour à tour les armes pour garder nos frontières. » (Michaux 1939 : 151)

Dans la plupart de nos manuels d’histoire, à l’exemple du Michaud, tout semble limpide dans le processus de mobilisation décrété par la Suisse et la nomination d’Ulrich Wille comme général. L’alliance est parfaite entre le politique, la population et l’armée.

Pourtant tout fut loin d’être si simple. Et particulièrement la nomination d’Ulrich Wille au poste de général de l’armée suisse. Dès le début du conflit, la méfiance, qui se transformera en profond fossé, s’installe entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. L’attitude de l’état-major général de l’armée suisse, et notamment celle d’Ulrich Wille, joueront un rôle central dans la formation de ce qui est communément appelé le « Röstigraben ». Par ailleurs, si le Conseil fédéral fait sa déclaration de neutralité, celle-ci n’ira pas de soi ainsi que l’illustrera en 1915 l’affaire des colonels ou en 1917 l’affaire Grimm-Hoffmann qui se conclut par la démission du conseiller fédéral Hoffmann.  Enfin le rôle joué par l’armée à l’égard de manifestations ou de la grève générale de 1918 résultant de la situation socio-économique désastreuse pèse encore sur les relations de la gauche avec l’institution militaire, de même que l’emploi de troupes de cantons ruraux installera « une hostilité durable entre les ouvriers et le monde paysan » (Walter 2010 : 134). D’autant plus que l’armée fut une dernière fois mobilisée en 1919 pour assurer le service d’ordre lors des grève de l’été.

Pour mieux comprendre les dessous de l’élection d’Ulrich Wille et l’attitude du général durant le conflit, nous disposons du livre-document de Nicolas Meienberg, datant de 1987 (édition allemande) et intitulé « Le Délire général. L’armée suisse sous influence ». Ce livre s’intéresse à la famille d’Ulrich Wille, plus particulièrement le père et le fils qui furent tous deux officiers d’Etat-major. Le fils, Ulrich II, sera même le rival d’Henri Guisan au poste de général lors de la Deuxième Guerre mondiale.

Pour réaliser son ouvrage fondé sur la correspondance du général avec sa femme Clara, née comtesse de Bismark, Nicolas Meienberg dut user d’un subterfuge devant l’embargo mit par la famille à la consultation des archives à l’égard des travaux non complaisants.  A la fin de son livre, l’évocation du procédé utilisé par Meienberg mérite d’être rapportée :

« Le présent ouvrage n’aurait pas été possible sans la collaboration de la famille Wille : qu’elle en soit donc remerciée en premier lieu. Jürg Wille, archiviste à Mariafeld [propriété de la famille Wille], et pour ainsi dire chef du clan, a exposé au musée local de Meilen, de janvier à mars 1987, quelques pièces de l’héritage familial (heures de visite le dimanche de 14h à 17h) […].

Le lutrin du général était également exposé, et on y découvrit, en y regardant de plus près, un livre grand format, relié en cuir verdâtre, portant l’inscription gravée «Lettres du général à sa femme 1914-1918», et il s’agissait effectivement des lettres que la famille Wille n’avait jusqu’ici jamais montrée au public […]. Le gardien du musée local n’avait encore jamais vu quelqu’un feuilleter ce livre et il se réjouit que son contenu plaise tant au photographe Roland Gretler et à moi-même : il ne s’opposa donc pas à ce que je recopie quelques passages avec un crayon de couleur (modèle 1918, rouge), également exposé et ayant appartenu au général, ni à ce que Roland Grettler photographie quelques douzaines de pages (une coupe représentative des lettres de 1916-18).»

(Meienberg : 205-206).

Lors d’une deuxième visite, la situation fut plus précaire, mais permis néanmoins de copier environ 10% des lettres de cette période et toutes celles se rapportant à la grève générale de 1918 purent être photographiées.

a) l’élection d’Ulrich Wille par les Chambres fédérales.

Mais revenons à l’élection du 3 août 1914. Ce jour-là, à l’Assemblée fédérale, nous trouvons, d’un côté, la volonté du conseiller fédéral Arthur Hoffmann, d’origine allemande, de faire nommer Ulrich Wille, un homme qui connaissait personnellement Guillaume II, empereur d’Allemagne, et qui avait ses entrées en Allemagne, via son épouse née Bismark. De l’autre, les réticences notamment de la Suisse romande, exprimées à la tribune par le conseiller national vaudois Edouard Secrétan, et qui voyent en Wille l’homme de l’Allemagne aux pratiques dictatoriales et aux manières arrogantes. Les adversaires de Wille ont même un candidat : Théophil Sprecher von Bernegg, chargé depuis 1907 de mettre en application la nouvelle organisation de l’armée. Les manoeuvres en coulisses durent toute la journée et ce n’est qu’à 20h20 que le président de l’Assemblée fédérale peut donner le résultat du scrutin : 122 voix pour Wille, 63 pour von Sprecher et 7 bulletins blancs. L’élection ne fut donc pas de tout repos.

Ulrich_Wille

Ulrich Wille durant la Première Guerre Mondiale. Wikipedia (https://en.wikipedia.org/wiki/Ulrich_Wille)

Au déclenchement de la guerre, 238’000 hommes seront convoqués sous les drapeaux ainsi que 50’000 chevaux. Pas plus que les autres pays, la Suisse n’est prête pour une guerre totale de longue durée.

b) Un pays neutre prêt aux alliances

La neutralité n’allait pas forcément de soi avant la déclaration solennelle du 4 août 1914 ((Document : Instructions du Conseil fédéral au général Wille concernant l’accomplissement de sa tâche. DDS, vol. 6, doc. 15)).

En 1912, Guillaume II entreprend une visite en Suisse, accompagné d’une importante délégation militaire. Son objectif ? vérifier que le dispositif militaire helvétique résiste à une éventuelle contre-offensive française à travers la Suisse pour répondre à la stratégie du maréchal Von Schlieffen prévoyant le passage des troupes allemandes à travers le Luxembourg et la Belgique. De son côté, la France comptait également sur la solidité du dispositif militaire afin de consacrer le maximum de forces à une offensive au travers de l’Alsace-Lorraine (Walter 2010 : 122-123).

Carte postale illustrant la visite du Kaiser en 1912 (via www.switzerland1914-1918.net)

Carte postale illustrant la visite du Kaiser en 1912 (via www.switzerland1914-1918.net)

En 1912 toujours, devant la forte dépendance vis-à-vis de la Suisse concernant son approvisionnement, le Conseil fédéral envisagea même l’idée d’une alliance avec l’un des futurs belligérants. Dans la tradition de ses prédécesseurs, le chef de la division de l’état-major Theophil Sprecher von Bernegg avait préparé, de concert avec le Conseil fédéral, une liste des points à négocier, le cas échéant, avec un partenaire susceptible d’entrer dans une éventuelle alliance défensive. Le fait que la Suisse dépende, pour ses importations, à part égale des pays de l’Entente et des Puissances centrales joua certainement un rôle dans l’abandon d’une telle solution en 1914.

Après le déclenchement du conflit, l’état-major général de l’armée suisse, sous la conduite d’un général ouvertement favorable à l’Allemagne et composé d’officiers supérieurs alémaniques ne voit pas forcément les choses du même oeil. Le 20 juillet 1915, le général Wille proposa ainsi au Conseil fédéral d’entrer en guerre au côté des Empires centraux ((Document : L’opinion de Wille sur le projet d’instituer la Société suisse de Surveillance économique (SSS). Edition: DDS, vol. 6, doc. 137)). Ces propos, révélés par la presse, suscitèrent un fort mécontentement en Suisse romande.

Du point de vue militaire, le dispositif mis en place en août 1914 et élargi en 1915, communément résumé à la « couverture frontière », subsista dans ses grandes lignes jusqu’en 1918.

c) L’affaire des colonels comme illustration du fossé entre Suisse romande et Suisse alémanique

En décembre 1915, l’affaire des colonels éclate ((Voir l’article du Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) :  http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F17332.php)) : le général avait permis au service de l’information de l’armée, via deux de ces officiers, à violer la neutralité de la Suisse en fournissant des informations quotidiennes aux légations d’Allemagne et d’Autrichie en échange d’informations allemandes ((Document : Wille exprime son indignation du fait qu’une «source suisse» ait pu informer l’Ambassade de France que les bulletins de l’Etat-Major Général sur la situation militaire seraient communiqués à la Légation d’Allemagne et conteste cette information. DDS, vol. 6, doc. 162)). Lorsque l’ambassade de France, découvrant le pot aux roses, en informe le Conseil fédéral, les deux colonels suisses alémaniques sont simplement déplacés par la hiérarchie militaire. Au final, ils seront condamnés à 20 jours d’arrêts de rigueur et le Conseil fédéral les suspend de leur fonction. L’affaire suscite ainsi le tollé et des manifestations en Suisse romande (Meienberg : 44 et Walter : 129).

place_du_parvis_en_ruineParvis de la cathédrale de Reims après le bombardement.

Rapidement, le conflit creuse un fossé, susceptible de créer une scission, entre les Alémaniques et les Romands, « les uns prenant parti pour l’Allemagne, les autres pour la France; ce qui contribua à enliser la Suisse dans le marais de la propagande de guerre» (Jost: 95). Ce fossé débouche sur des tensions culturelles et morales, alimentées dès le début chez les francophones par la violation de la neutralité belge ou le bombardement de la cathédrale de Reims. Partout, la haine du « boche» s’exprime en Suisse romande (Walter : 128). La Suisse est ainsi «un état tampon au coeur d’une Europe travaillée par les rivalités impériales » (Walter 2010 : 119). Au risque de fracasser son unité.

d) L’affaire Grimm-Hoffmann : une crise au sommet de l’Etat

En 1917, le conseiller fédéral Arthur Hoffmann, qui dirige les Affaires étrangères depuis 1914, se fait une dernière fois piéger dans ses tentatives de médiation entre les belligérants. C’est l’affaire Grimm-Hoffmann ((https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Grimm-Hoffmann)). Il fait envoyer au socialiste Robert Grimm, en voyage en Russie, des informations. Il s’y réjouit aussi des chances d’une paix séparée en faveur de l’Allemagne ((Document : Hoffmann transmet à Grimm une communication sur les conditions de paix et les buts de guerre de l’Allemagne. DDS, vol. 6, doc. 316)). Malheureusement pour Hoffmann, son télégramme est intercepté par le ministre russe des Affaires étrangères. Hoffmann est alors contraint de démissionner ((Document : Lettre de démission de Hoffmann. DDS, vol. 6, doc. 322 et Le Ministre de Suisse à Pétrograd, E. Odier, au Chef du Département politique, A. Hoffmann. Observations sur certaines opinions exprimées en Russie sur la Suisse. DDS, vol. 6, doc. 248)). Il est remplacé par un libéral genevois Gustave Ador, président du CICR et fondateur de l’Agence des prisonniers de guerre. En remplaçant un germanophile par un francophile, l’objectif est clairement de tenter de combler le fossé moral intérieur (Walter : 129-130 et 140)

e) Après 1914 : le sentiment d’un destin privilégié du pays et d’un peuple élu (Sonderfall)

7_a7L’île de la paix. Auteur : Rudolph Weiss. Bâle, Verlag K. Essig, 1916.

«Intitulée « L’île de la Paix » dans les trois langues nationales (Die Friedensinsel, Isola della Pace), cette carte postale ci-dessus, reproduite à partir d’une peinture de l’artiste biennois Rudolf Weiss (1846-1933), est loin de représenter une vision parfaitement idyllique d’une paix sans nuage, telle que l’on pourrait se l’imaginer. L’atmosphère y est plutôt lourde et tourmentée. Entouré d’une mer sombre et d’un ciel menaçant, le Palais fédéral brave la tempête, solidement perché sur un éperon rocheux. Fascinante, mystérieuse et déconcertante, cette représentation insulaire de la Suisse ne se laisse pas facilement interpréter. L’ île peut être perçue de manière équivoque, tantôt dans un sens positif, inspirant la quiétude, la sécurité et la prospérité, tantôt dans un sens négatif en suggérant l’idée d’isolement, de solitude et de repli sur soi… La légende, bilingue, se montre néanmoins rassurante sur le sort de la Suisse. […]». Guerre 14-18. La Suisse en cartes postales.

Après les deux guerres mondiales, la population helvétique développera, de manière indélébile pour Walter (2010 : 126), le sentiment d’un destin privilégié du pays et d’un peuple élu (Sonderfall) par rapport aux autres pays européens et au-delà. Le fossé moral creusé entre Romands et Alémaniques, la neutralité tant bien que mal respectée ou la radicalisation des positions politiques devant la dégradation des conditions économiques et sociales des années 1916-1918 sont occultées au profit d’une histoire déifiée. La volonté de montrer la Suisse comme une île protégée des tumultes au milieu du conflit est trompeuse, même si elle sera rapidement diffusée notamment sur cartes postales durant le conflit. Ce sentiment modèle, aujourd’hui encore, son rapport au monde extérieur et à soi-même.

Prochain article : La Suisse et la Première Guerre mondiale : 2. économie de guerre et situation sociale

PS : au même moment ou presque de la publication de cet article, le billet suivant a été publié sur les blogs du Monde : La Suisse et la guerre, selon le consul suisse de Besançon. Il apporte un point de vue depuis Besançon sur l’armée suisse, Ulrich Wille et le Röstigraben. A lire donc.

Bibliographie

Guerre mondiale, Première. Dictionnaire historique de la Suisse (DHS) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F8926.php

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La Première Guerre mondiale sur Dodis. Documents Diplomatiques suisse : http://www.dodis.ch/fr/communiques-de-presse/la-premiere-guerre-mondiale-sur-dodis Michaud, G. (1939). Histoire de la Suisse. Lausanne  [etc.]: Payot.

Meienberg, N. (1988). Le Délire général. L’armée suisse sous influence. Carouge-Genève : Zoé.

Walter, F. (2010). Histoire de la Suise. Tome 4 : La création de la Suisse moderne (1830-1930). Neuchâtel : Editions Alphil – Presses universitaires suisses.

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Compte-rendu : Les Sommnambules de Christopher Clark

13 août 2014 by Lyonel Kaufmann

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Ce 28 juin 1914 au matin, le continent européen est en paix. Une belle journée estivale débute à Sarajevo… Trente-sept jours plus tard, le monde est en guerre. Le conflit qui débute mobilisera 65 millions de soldats, fera 20 millions de morts et autant de blessés. Il emportera trois empires et, à peine achevé, portera déjà en lui les origines et les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Les Somnambules de Christopher Clark revient sur la manière dont l’Europe a marché vers la guerre à l’été 1914. Compte-rendu.
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«Les protagonistes de 1914 étaient des somnambules qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes mais aveugles a la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de faire naitre dans le monde.»

Telle est la dernière phrase de l’ouvrage de Christopher Clark dont le sous-titre est « Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre». Une phrase digne d’un roman, mais il s’agit bien d’un ouvrage historique que Clark nous propose. Cet ouvrage complexe et touffu de 668 pages (dont 100 pages de notes bibliographiques) veut«moins expliquer pourquoi la guerre a éclaté que comment on en est arrivé là» (p. 17) et considère que «dans l’histoire que raconte ce livre, […], l’initiative personnelle est prépondérante» (p. 17). Cette histoire des acteurs rejette à l’arrière-plan, voire veut la rendre caduque, la recherche de catégories causales lointaines telles l’impérialisme, le nationalisme ou le jeu des alliances.

Une des idées de base de l’ouvrage est qu’à l’été 1914 nous sommes en présence d’une crise exceptionnellement complexe du fait des interactions multilatérales entre cinq adversaires d’importance égale (Allemagne, Autriche-Hongrie, France, Russie et Grande-Bretagne) auxquels s’ajoutent d’autre acteurs secondaires (Italie, Empire ottomane, Etats balkaniques). Ces interactions multilatérales ne seraient pas sans certaines similitudes avec la situation internationale telle qu’elle a émergé après la fin de la Guerre froide et elles la rendraient familière et d’une «modernité brutale» à un lecteur du XXIe siècle :

«Tout a commencé par un groupe de tueurs kamikazes et une poursuite en automobile. Derrière l’attentat de Sarajevo se trouve une organisation ouvertement terroriste, mue par le culte du sacrifice, de la mort et de la vengeance – une organisation extra-territoriale, sans ancrage géographique ou politique clair, éclatée en différente cellule qui ignorent les clivages politiques» (p. 15).

L’ouvrage est organisé en trois parties. La première partie s’attache aux interactions entre la Serbie et l’Autriche-Hongrie dont la rivalité a déclenché le conflit. La deuxième partie tente de répondre en autant de chapitre à quatre questions : comment s’est produite la polarisation de l’Europe en deux blocs alliance entre 1897 et 1907? comment les gouvernements d’Etats européens élaboraient-ils leur politique étrangère (les voix multiples de la politique étrangère européennes) ? comment les Balkans en sont-ils venus à être le théâtre d’une crise d’une telle complexité (l’imbroglio des Balkans ) ? comment un système international qui semblait entrer dans une ère de détente a-t-il engendré une guerre mondiale (la détente et les dangers de la période 1912-1914) ? Pour sa part, la troisième partie s’attache à l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 et aux 37 jours qui s’en suivirent (la crise de juillet) et qui menèrent le continent européen alors en paix à un monde en guerre.

Le rôle des acteurs

Comme indiqué précédemment, l’ouvrage de Clark est centré sur les acteurs. De certains acteurs se doit-on immédiatement préciser. L’ouvrage est essentiellement centré sur les acteurs diplomatiques et des cabinets ministériels ainsi, que dans la dernière partie, sur les responsables militaires. Les acteurs économiques ou les milieux intellectuels sont les grands absents de l’ouvrage. Ne joueraient-ils donc aucun rôle direct ou indirect dans ce qui forme la pensée, les actions et les décisions des acteurs présents dans l’ouvrage ? On peut légitimement en douter. D’autant plus qu’au final, l’ensemble des actions des acteurs peuvent paraître, au lecteur, confuses ou volatiles, voire peu fondées. Cette impressions découle certainement du parti pris initial de Clark concernant les acteurs et leur constante marge de manoeuvre individuelle ainsi que de la volonté d’offrir un tableau d’une situation où tout n’est pas joué au début de la crise de juillet 1914, voire sur les attitudes changeantes des décideurs depuis 1912.

La formation intellectuelle des élites et leurs origines sociales ainsi que les discours intellectuels et nationalistes sont des éléments structurant la pensée et les actions de ces acteurs qui ne peuvent être si facilement écartés. Il manque alors à cet ouvrage une biographie de groupe afin de situer ces acteurs socialement et intellectuellement. Ainsi, concernant le scénario balkanique, Clark met en évidence la rhétorique des chefs de l’Etat de l’Entente et des récits «du déclin inévitable de l’Autriche» qui permettent de «légitimer la lutte des Serbes qui apparaissent comme les hérauts d’une modernité prédéterminée à balayer les structures obsolètes de la Double monarchie» (p. 350-351) alors qu’industriellement et administrativement l’Empire austro-hongrois est, contrairement aux Etats balkaniques, un des centres de la modernité. A d’autres moments, Clark met en évidence la surestimation générale des décideurs concernant la puissance économique et militaire russe. Le fait que ces récits sont largement partagés indique qu’ils ne naissent pas spontanément dans la tête des acteurs, mais s’inscrivent dans des processus infiniment plus complexes et des schèmes limitant le libre-arbitre décisionnel des individus.

Comment analyser également l’augmentation des budgets militaires, des dépenses d’armement et des effectifs des armées en temps de paix sans s’attacher aux liens de ces acteurs avec les milieux économiques et plus particulièrement avec l’industrie d’armement ? Pourtant, en pages 336-350, Clark évoque brièvement les différentes actions économiques impérialistes des puissances européennes dans l’Empire ottoman. Cet aspect d’une lutte économique, voire géopolitique, pour la conquête de nouveaux marchés est intéressante, mais cet axe n’est jamais développé par Clark qui en revient rapidement à des considérations purement militaire ou politiques.

L’absence d’un engrenage fatal et d’un responsable particulier au conflit mondial

L’ouvrage de Clark permet cependant de mettre en veilleuse les thèses des responsabilités du conflit ainsi que d’un soi-disant engrenage fatal qui aurait conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale du fait de la mécanique des alliances.

Clark met en évidence que les alliances au sein des deux blocs ne sont pas figées et que chaque situation potentiellement conflictuelle conduit les acteurs de chacun des Etats à considérer dans quelle mesure les termes de l’alliance seront à appliquer ou non. Les rapports de force entre les membres de chacune des alliances sont également susceptibles d’évoluer. Ainsi la Grande-Bretagne cherche autant à contenir l’Allemagne sur le continent européen que d’évaluer la menace que représente la Russie relativement à l’Empire britannique. A l’été 1914, ces menaces sont considérées comme équivalentes. Néanmoins, la majorité des décideurs britanniques considèreront que l’intervention de la Grande-Bretagne aux côtés de l’Entente offre les moyens de contenir tant la Russie (et de la contenter) que l’Allemagne (p. 537-538).

De même, au printemps 1914, l’Alliance franco-russe a également installé «un mécanisme de mise à feu géopolitique le long de la frontière austro-serbe» (p. 351) et les conditions d’un conflit sont remplies à cette date. En outre, le dilemme sécuritaire joue son rôle en plein soit le fait que «toute décision prise par un Etat pour renforcer sa sécurité augmente le sentiment d’insécurité des autres Etats, les forçant à se préparer au pire» (p. 314). Les éléments sont alors réunis pour qu’à tout moment une querelle balkanique se transforme en guerre européenne.
Clarke met également en évidence le caractère particulier de la situation à l’été 1914 :

«Une lointaine querelle dans la sud-est de l’Europe [devient] l’élément déclencheur d’une guerre continentale, alors qu’aucune des trois grandes puissances de l’Entente n’est attaquée directement, ni même menacée» (p. 528).

Cependant, depuis 1913, les puissances occidentales ont cessé de considérer l’Autriche-Hongrie comme le pivot de la stabilité de l’Europe centrale et orientale. Le sentiment du déclin inévitable de l’Autriche et parallèlement le sentiment de légitimité de la lutte des Serbes ne seront donc pas pour rien dans l’échec à maintenir la localisation du conflit dans les Balkans et entre les seules Autriche-Hongrie et Serbie. Pourtant, le 13 juillet 1914, Helmut von Moltke, chef d’état-major allemand, croira «encore possible que l’Autriche lance une offensive contre la Serbie et règle le conflit sans que la Russie n’intervienne» (p. 509). Alors que le gouvernement allemand n’a pas encore décrété l’état de guerre et que l’Autriche-Hongrie est toujours engagée dans une mobilisation partielle contre la Serbie, la mobilisation générale décidée par la Russie le 30 juillet 1914 est une décision lourde de conséquence qui transforme une guerre locale en conflit général.

Cependant, concernant au final la question des responsabilités, Clark conclut que

«Le déclenchement de la guerre de 1914 n’est pas un roman d’Agatha Christie à la fin duquel nous découvrons le coupable, debout dans le jardin d’hiver, un pistolet encore fumant à la main. Il n’y a pas d’arme du crime dans cette histoire, ou plutôt il y en a une pour chaque personnage principal. Vu sous cet angle, le déclenchement de la guerre n’a pas été un crime, mais une tragédie» (p. 551).

Avec son ouvrage, et malgré les faiblesses relevées, Christopher Clark fera date parmi les plus de 25’000 ouvrages et articles consacrés aux origines de la Première Guerre mondiale. L’ouvrage a l’avantage de ne pas se concentrer sur un seul pays, mais de permettre au lecteur d’englober le champ entier de l’Europe. L’ouvrage a également le mérite de traiter la situation des Balkans pour elle-même avant de s’attacher à la crise de juillet qui transforme une guerre locale en un conflit mondial. Le lecteur en conclut que rien n’était écrit d’avance et qu’en juillet 1914, l’Europe portait en elle les germes d’autres avenirs, sans doute moins terribles, que les gouvernants européens fonctionnant comme des somnambules ne surent ou voulurent saisir.

Clark, C. (2013). Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre. Paris: Flammarion, 668 pages.

Classé sous :Didactique, Histoire savante, Opinions&Réflexions, Publications Balisé avec :14-18

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