Laurent Turcot est professeur d’histoire au département des sciences humaines de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Spécialiste de l’histoire moderne canadienne et européenne (16e au 19e siècle), plus particulièrement de l’histoire sociale et culturelle de cette période, il a récemment collaboré, à titre d’historien consultant, à la production du jeu vidéo Assassin’s Creed : Unity, de la compagnie française Ubisoft, volet d’une série très populaire campé cette fois dans l’époque de la Révolution française de 1789. Il vient de faire paraître un ouvrage tiré de cette expérience inusitée, coécrit avec son collègue français l’historien Jean-Clément Martin, aux éditions Vendémiaire : Au cœur de la Révolution : les leçons d’histoire d’un jeu vidéo (2015). Marc-André Robert, doctorant en histoire à l’Université de Laval, l’a interrogé pour HistoireEngagée autour de l’enjeu des multiples visages de l’historien et de l’engagement de ce dernier dans la diffusion de l’histoire. Une excellente introduction sur la question de l’utilisation du jeu vidéo en classe d’histoire. Je vous en propose un extrait, histoire de vous inciter à le lire en entier…
assassinscreed.ubi.com
MAR : En même temps, on s’entend qu’il s’agit là d’un jeu vidéo, s’adressant essentiellement à une communauté de gamers, des gens qui s’intéressent probablement déjà à cette franchise qu’est Assassin’s Creed, sinon qui la découvre ; il s’agit d’un jeu grand public, pour des gens qui n’ont forcément pas une formation d’historien ni même une culture historique développée, qui veulent jouer à ce jeu d’abord pour ces vertus ludiques, son style de gameplay, sa dynamique, son design. Autrement dit, au-delà de l’aspect historique, le jeu les intéresse en tant que jeu. Puisque ce n’est pas un document historique, est-ce que cette obligation du recours étroit aux sources est si valable, nécessaire ?
LT : Il s’agit du même débat que celui des romans historiques. On pourrait parler des bandes dessinées, des films historiques. On m’a demandé s’il existe un autre jeu vidéo articulé autour d’une trame historique ayant été critiqué aussi vivement. Lorsque la comédie musicale Notre-Dame de Paris de Luc Plamondon, adaptée de l’œuvre de Victor Hugo, a été présentée à Paris à partir de 1998, je n’ai pas souvenir qu’on l’ait attaqué sur son contenu historique. On l’a attaqué en revanche sur son style, ses constructions, sur les affabulations que Plamondon a peut-être faites, jamais sur le côté historique. Alors qu’ici, la raison pour laquelle on s’est attaqué au contenu historique, c’est la nature épidermique de la Révolution française. Au Québec, ici, les Français ne s’en rendent peut-être pas compte, mais si on créait un jeu vidéo sur la Conquête, ce serait la même chose. Mon rêve, ce serait qu’avec une compagnie de jeu québécoise, on reconstitue la bataille des Plaines d’Abraham, les 20 minutes, un peu à la manière de Quentin Tarantino. Tu vois un personnage, tu le suis pendant quelques minutes, et clac ! il meurt. Tu te transportes de l’autre côté, tu en suis un autre et clac ! il meurt. Tu vas vers Montcalm, clac ! il meurt. On a tout pour le faire… sauf l’argent. Donne-moi 200 millions de dollars pour faire ce genre de reconstitution du 18e siècle, je vais te faire la bataille des Plaines. Et sur les bancs d’école ensuite, on va en avoir des milliers de jeunes pour suivre un cours sur la Conquête.
MAR : Il ne faut donc pas percevoir Assassin’s Creed comme un médium d’enseignement de l’histoire, mais plutôt comme un médium de présentation, d’initiation à l’histoire. Car bien évidemment, Assassin’s Creed Unity ne remplace pas L’Ancien régime et la Révolution de Tocqueville par exemple. Ce jeu ne cherche pas à montrer l’Histoire (avec un grand H) de la Révolution française. De toute façon, ce n’est pas le but recherché. Il s’agit d’un angle d’approche particulier sur la Révolution, grand public, geek même, qui plus est dans un contexte ludique. Par ailleurs, si Tocqueville avait tout écrit sur la Révolution française, si une telle entreprise était possible, Jean-Clément Martin n’aurait probablement pas consacré une partie de sa carrière à étudier cet événement. L’histoire qu’écrivent les historiens est une histoire au présent, condamnée à être sans cesse dépassée.
LT : On n’épuise jamais le sujet. Quand tu écris un livre d’histoire, ce n’est pas pour épuiser un sujet. Tu apportes une brique au mur. Comme on le disait, ici, il s’agit d’un jeu vidéo. On a lancé des critiques à un jeu vidéo de la même manière que l’on pourrait critiquer un livre d’histoire. Je veux bien qu’on relève toutes les erreurs historiques. Dans un certain article, on croyait identifier les sept erreurs historiques du jeu. J’ai voulu leur écrire pour leur dire que je pourrais leur en fournir 300 de plus en moins de cinq minutes. Mais quel est l’intérêt de faire ça ? D’abord, moi, je n’ai pas de temps à perdre avec ça. Ensuite, ce n’est pas le but d’un jeu vidéo. L’intérêt premier, c’est autre chose. J’ai des amis qui ne sont pas historiens. Lorsque le jeu est sorti, je suis allé jouer chez l’un d’eux. Cet ami m’a dit : « Attends ! Il faut que je te montre cette scène de la Sainte-Chapelle !». Puis, il se déplace avec le personnage sur les lieux. Le gars n’est jamais allé à Paris et là, il sait ce que c’est que la Sainte-Chapelle et il la trouve superbe. Il a gagné. Les touristes vont chercher le Paris de la Révolution et ils vont vouloir voir ça. Pour tous ces gens-là, le pari est gagné. Tu as 15 millions de personnes qui vont entrer en contact avec Robespierre, Danton, Marat, des personnages centraux de l’histoire, puis tu te dis, quel est le problème, réellement ? Ils vont vouloir aller sur Wikipédia, ils vont y aller. Si ça se trouve, ils vont se dire qu’ils n’en ont pas assez et ils vont aller se chercher un livre sur la Révolution française. Bon, c’est peut-être 0,000001% des joueurs, mais c’est tout de même ça de gagné.
[…] Dans mon cours sur la Renaissance par exemple, certains étudiants ayant joué à Assassin’s Creed II, me parlent de l’assassinat de Julien de Médicis et comment Laurent de Médicis dit le Magnifique s’en est sorti. Quand je leur raconte l’histoire, ils me répondent que c’est exactement ce qu’ils ont vu dans le jeu. Qu’ont-ils fait ensuite ? Ils ont voulu en savoir plus et ils ont consulté ma bibliographie. C’est un déclencheur qui est déterminant.
Pour ma part, je retiens plus particulièrement deux éléments de cet extrait. Premièrement, «il ne faut donc pas percevoir Assassin’s Creed comme un médium d’enseignement de l’histoire, mais plutôt comme un médium de présentation, d’initiation à l’histoire». Deuxièmement, ce n’est pas la recherche d’anachronisme qui est intéressante, mais le fait qu’il joue, chez certains joueurs, voire étudiants, le rôle de déclencheur dans leur quête historique. Ainsi, pour Laurent Turcot, le déclencheur de son intérêt pour l’histoire du 18e siècle a été le film Amadeus de Milos Forman.
Et vous? Quel a été votre déclencheur historique?
(Via histoireengagee.ca)